Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 13:38

Aux mètres se sont ajoutés des mètres, aux kilomètres d'autres kilomètres et mon sentiment de désespoir ne faisait que croître. Je voyais au loin les fortifications de ma ville se rapprocher. Mon bercail, comme aimait l'appelait mon père. Mon père... Je redoutais son accueil. J'ai franchi la porte de la ville avec détachement, je me sentais comme un visiteur. La rue était pleine de cris et de mouvements. Les gens parlaient fort, pour couvrir les bruits des chevaux et des charrues. Des poules, des cochons même se partageaient l'espace avec les piétons, en une cacophonie de sons et de couleurs. Je traversais la ville en me tenant loin des maisons, m'épargnant ainsi le désagrément de recevoir des seaux d'ordures. La plupart des gens m'ignoraient, certains toutefois me dévisageaient. Ma mise devait les étonner. Sans compter le fait important que j'étais le fils aîné du plus gros négociant de la région et que ma fugue avait due faire le choux gras de toutes les commères du coin.

 

J'arrivais finalement devant chez moi, curieusement détaché. Je notais distraitement que les volets avaient été repeints. Ils étaient bleus à mon départ, ils étaient maintenant rouges. Je tapais à la porte. Le valet qui est venu m'ouvrir est resté un moment muet de surprise.

-Messire Luc ? Est-ce bien vous ?

Il m'a ouvert la porte en grand. Puis il m'a abandonné dans le vestibule pour aller avertir mon père. L'heure de vérité approchait. J'ai entendu son pas lourd et cadencé et j'ai rassemblé mon courage. Il s'est arrêté à quelques pas de moi, éberlué.

-C'est bien toi, mon fils ?

Je me suis contenté de hocher la tête. J'étais heureux de le voir, à ma plus grande surprise. Je ne savais malgré tout pas à quoi m'attendre de sa part. Il essayait de faire bonne figure, il essayait de maîtriser ses sentiments. Il a franchi la distance entre nous pour me prendre dans ses bras.

-Enfin te voilà ! Dieu merci ! Nous étions morts d'inquiétude ! Où étais-tu ?

-J'ai été blessé, Père. Incapable de bouger pendant des mois. Mais je vais bien maintenant.

Je le laissais me détailler, nerveux. Hormis mes bottes, tous mes vêtements venaient Amôn Dhin.

-Tu dois avoir faim. Vas te restaurer, le temps que j'en termine avec mon visiteur.

Ainsi donc, c'était là la raison de son calme apparent : un visiteur. Une chance pour moi. Du moins pour le moment. Je filais donc dans les cuisines, sans un mot de plus. Là bas l'accueil y a été beaucoup plus chaleureux. En effet, Bonnie, la cuisinière, régnait en maîtresse absolue de ces lieux. Je la connaissais depuis toujours. Elle était comme une mère pour moi et c'était réciproque.

-Monsieur Luc ! Vous enfin !

Elle m'a attiré à elle et m'a serré dans ses bras, émue jusqu'aux larmes.

-J'avions dit à sa Seigneurie que vous alliez bien finir par rentrer ! On s'est tous fait un sang d'encre ! J'ai pas arrêté de prier Marie pour qu'elle vous rende !

Et de se signer entre chaque phrase. Elle a posé devant moi une écuelle, un gobelet, puis du pain frai, du fromage de chèvre et du miel. Pour Bonnie, la santé passait par l'estomac.

-Je vais bien, Bonnie.

-Sa Seigneurie était furieuse de votre... fugue. Il a tempêté pendant des jours. Maintenant, il est calme.

-Où donc est Paul ?

-Parti étudier à Bordeaux.

Très malin, petit frère. Se tenir loin de l'ire paternelle.

-Rentre t-il parfois ?

-Fort peu. Mais je gage qu'un courrier va lui être envoyé. Rapport à vot' retour, voyez ! Ohhh je suis si contente !!

Je mangeais un moment en écoutant Bonnie me raconter les derniers potins. Je me suis laissé bercer par cette ambiance familière, ces odeurs domestiques, si différentes de celles de la maison de Laëth. J'étais de retour à la maison.

 

Après mon repas, je me suis réfugié dans ma chambre. Elle était poussiéreuse mais les draps étaient propres. J'étais morose. Je savais que j'allais devoir rendre des comptes à mon père. Des comptes précis. Je décidais de ne pas lui parler d'Amôn Dhin. Il ne me croirait pas. Pour lui, cette cité était mythique et les Elfes des engeances diaboliques ou des contes de bonnes femmes, dans le meilleur des cas. Pas un mot non plus de Laëth. Surtout pas de Laëth. À moi de broder une histoire crédible. J'ai lu distraitement un recueil de poésie, oublié sur ma table de chevet.

J'ai dû sombrer dans le sommeil car les coups frappés à ma porte m'ont réveillé en sursaut. La pièce était sombre, le jour se couchait. Combien de temps avais-je dormi ? Un moment désorienté, j'ai failli appeler Laëth. Puis j'ai reconnu ma chambre. J'allumais une bougie et allais ouvrir. Sur le seuil, Victor, le valet, attendait, la mine grave.

-Sa Seigneurie vous réclame dans son bureau, Messire.

-Très bien. J’arrive.

J'ai remis mes bottes et j'ai suivi Victor. Il a toqué pour moi à l'huis du bureau paternel, me l'a ouverte et s'est effacé pour me laisser entrer.

-Bonsoir, Père.

La porte s'est refermée avec un miaulement sinistre. Mon père était assis, très digne, à sa table de travail. Il brassait de la paperasse.

-Assieds-toi, Luc.

Il a attendu que je prenne place sur le siège pour se lever, m'obligeant à lever les yeux.

-Mon fils, sache tout d'abord que je suis très heureux que tu sois revenu. Mais je dois te dire que ton …départ m'a profondément blessé.

-Père, je...

D'un geste, il m' fait taire. Ses yeux sombres luisaient à la lumière des lampes. Il a commencé à aller et venir dans la pièce, ne pouvant rester immobile.

-Oui, j'ai été blessé, meurtri de ta … fugue. C'est indigne, lâche. As-tu pensé à ta promise en fuyant ainsi ? Au déshonneur auquel elle a dû faire face ? Pauvre Annabelle ?

Oh que oui, j'avais pensé à elle... C'est bien pour cette raison que j'avais déguerpi ! Je me suis gardé toutefois de lui faire part du fond de ma pensée. L'orage avançait bien assez vite à mon goût.

-Fils, dis-moi juste une chose : où étais-tu pendant tout ce temps ?

Le cœur du problème. Car j'imaginais très bien qu'il a dû me chercher absolument partout. Tous les serfs et les vilains ont dû voir leur masure fouillée, retournée de fond en comble. Mes amis ont dû être interrogés soigneusement, ce qui explique en partie leurs regards en coin lorsque je les avais croisé tantôt. Mon père avait l'orgueil chatouilleux et mon départ avait dû allumer un vrai brasier.

-Où étais-tu, Luc ? Tu es parti pendant des mois...

Il se faisait pressant. Il était tout près de moi, me regardant depuis sa hauteur. J'allais devoir trouver une réponse.

-Père, comprenez... J'ai été blessé. J'ai dû rester immobile pendant des mois.

-Qui t'a soigné ? Qui donc ?

-Une guérisseuse.

Je l'ai vu grimacer, le nez froncé. Sa confiance n'allait qu'aux médecins. Il m'a considéré un moment en silence. Sa colère montait. Maintenant que j'étais devant lui, seul à seul, j'allais subir ses foudres.

-Te rends-tu compte de l'humiliation que j'ai subi ? À cause de toi, j'ai dû payer une compensation au père de ta promise !

Je commençais à me tasser, l'orage paternel allait s'abattre sur moi.

-Le double de sa dot ! J'ai dû verser à son père le double de sa dot ! Imagine-tu la somme que ça représente ? Tout ça parce que tu as été trop couard pour accepter ton rôle !

-Père, je ne saurais épouser une femme que je n'aime pas ! Ce n'est pas honnête !

-Tais-toi ! Honnête ? Honnête ? Que sais-tu de l'honnêteté ? Tu creuses ma ruine !

La colère montait de mon côté aussi. Il me traitait comme un vaurien, un moins que rien. Son mépris me mettait en colère.

-Vous vouliez que je l'épouse pour améliorer vos affaires ! Quel père vendrait son fils de la sorte ?

La gifle m'a percuté avec une telle violence que j'en tombais de mon siège. Il m'a regardé, gisant au sol, la lèvre en sang, ses traits déformés par la fureur. Il a continué un long et pénible moment. Tout à sa fureur et à sa frustration, il a fait pleuvoir sur moi des coups que j'encaissais plus ou moins comme j'ai pu. Je n'avais pas pris une telle raclée depuis mon enfance. J'ai redressé la tête lorsque l'averse de coups s'est calmée. Mon père écumait encore de rage, je le voyais bien, mais il ne comptait plus me rosser. Une bonne nouvelle, vraiment. Je me suis rassis, sans chercher à faire bonne figure. J'avais mal au ventre, au dos également et au visage. J'ai écouté d'une oreille distraite ses récriminations, qui couraient toujours sur son humiliation et son honneur bafoué. Mes pensées allaient vers Laëth : ses soins auraient été bienvenus ce soir. Comprenant que ses reproches ne m'atteignaient pas, et qu'ils ne changeraient rien à la situation, ayant enfin étanché sa colère, il m'a renvoyé dans mes appartements. Dans le couloir, je croisais Victor. Il m'a dévisagé, l'air navré.

-Allez voir Bonnie, Messire. Elle vous attend.

Car la colère paternelle avait dû faire trembler les murs de la maisonnée , nul doute là dessus. Effectivement, Bonnie m'attendait et bien qu'elle devait savoir à quoi s'attendre – ce n'était pas ma première raclée – elle n'a pu s'empêcher de blêmir en me voyant.

-Oh grand Dieu, Monsieur Luc ! Dans quel état vous êtes !

-J'ai été un méchant garçon, Bonnie...

-Viendez vous asseoir là que je regarde.

Avec une infinie douceur, elle a nettoyé mon visage. J'essayais de ne pas me plaindre. Toutefois, les sentences de Laëth me revenaient en tête : crier chasse la douleur ; ce n'est pas une honte d'avoir mal quand on est blessé, c'est une preuve qu'on est vivant.

Mais ici, dans mon monde, un homme ne devait pas montrer sa douleur. Sans compter que je ne voulais pas accorder ce plaisir à mon père. Sa réaction et son comportement m'avaient plus que jamais conforté dans ma volonté de rejoindre le peuple Amôn Dhin.

-Misère, Monsieur... Je n'ai rien pour vous soigner... Vous risquez attraper du mal avec vos blessures...

Je me suis souvenu de la maison de mon amie et de ses pots d'onguents et d'herbes. Les mêmes, ou presque, étaient alignés dans cette cuisine. Péniblement, je me suis dirigé vers l'étagère où Bonnie rangeait ses aromates, essayant de me souvenir d'une recette de cataplasmes pour soigner ma joue, là où la bague de mon père m'avait percuté. Je mélangeais les plantes avec un peu de miel, sous l’œil rond de Bonnie.

-Où donc avez-vous appris tout ça ?

-Je te l'ai dit, Bonnie, j'ai été recueilli par une guérisseuse. J'ai juste observé ce qu'elle faisait.

Elle m'a glissé un regard en coin, mais n'a rien ajouté tandis que j'étalais le mélange sur ma peau. Ma lèvre me faisait vraiment mal. Avec précaution ,je tâtais mes côtes, mais non, elles n'avaient pas été cassées. Une chance au vue de la correction que j'avais reçu.

 

Après mes soins, Bonnie m'a proposé un peu de nourriture, bien que l'heure du souper ait largement été dépassée. Je notais en passant que mon père ne m'avait pas fait chercher pour manger avec lui. Certes, je devais dormir alors, mais dans mon souvenir, il était intransigeant sur l'heure des repas. J'ai donc mangé une part de ragoût avec appétit, mâchant lentement pour le cas où la rouste paternelle m'aurait cassé une dent. J'en ai eu d'ailleurs confirmation lorsque j'ai mordu dans un os. J'ai craché le morceau de dent sans pouvoir m'empêcher de jurer. Ma molaire ainsi mutilée présentait sous ma langue une arrête tranchante particulièrement désagréable.

-Ce n'est pas de cette façon qu'il va me rallier à sa cause ! Je crois bien d'ailleurs qu'on n'en est plus là !

-Je ne sais pas quoi vous dire, Messire...

Bonnie était malheureuse de me voir ainsi. Je tentais de faire diversion et j'entamais une discussion volontairement frivole. Elle est entrée dans mon jeu et m'a tenu compagnie jusqu'à la fin de mon repas. Puis Victor m'a éclairé le chemin jusqu'à ma chambre.

Partager cet article
Repost0
5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 13:36

Quelques jours après la célébration, mon destin a franchi une nouvelle étape. Nous avons reçu, ce soir-là, la visite d'un émissaire du Palais d'Amôn Dhin. Très formel dans son uniforme, il nous a salué avant de tendre à Laëth un pli enrubanné aux couleurs de la cité. Puis, sans un mot de plus qu'un au-revoir, il s'est retiré. Elle a contemplé la missive et m'a coulé un regard grave. C'était bien ce que j'attendais et maintenant que la réponse à ma requête était là, je redoutais de l'entendre. Elle a ouvert la missive ; l'a lu posément, assise à la table près de moi. Par-dessus son épaule, j'essayais de lire le message. De ce que je comprenais du message, ce n'était pas un refus. Cela ne prendrait pas autant de place, toute une page, en fait, un refus. J'étais intrigué.

-Pour résumer, Luc, Le Palais estime que tu dois être conscient que si tu restes parmi nous, tu devras renoncer aux tiens.

-Ce qui signifie ? Je ne comprends pas bien.

-Eh bien... C'est compliqué. Mais ce que cette missive dit, c'est que tu es invité à rejoindre les tiens jusqu'à la fête de l'An Neuf. Et si, à ce moment-là tu veux toujours rejoindre le peuple d'Amôn Dhin, tu seras alors le bienvenu.

De nombreuses questions se bousculaient dans ma tête, pourtant je restais sans voix. Je me sentais... blessé. Laëth l'a bien compris, puisqu'elle m'a pris dans ses bras. Je respirais un moment son parfum en silence.

-C'est plutôt une bonne nouvelle, tu sais. Si, je t'assure. Retourne chez toi et médite ta décision. Elle va engager toute ta vie.

-C'est tout décidé, déjà !

Elle a accroché ses yeux d'ambre dans les miens.

-Le Palais t'invite à revenir en automne. Profite du temps qui t'est donné pour saluer ta famille.

Je restais méfiant quant à l'accueil paternel à mon retour. Mon absence avait duré plusieurs mois. Je n'allais pas couper à un questionnement détaillé.

-Quand dois-je partir ?

-D'ici la semaine prochaine.

Je restais interdit. Si tôt ?

-Je t'accompagnerai, si tu le souhaites.

J'ai hoché la tête, reconnaissant. La perspective de quitter Amôn Dhin ne m'enchantait certes pas, mais celle de retrouver les miens encore moins. Je redoutais la colère de mon père. Il avait dû prendre ma fuite comme une trahison et il détestait les traîtres. Il avait dû être la risée de tout le canton, au moins. Il allait me le faire payer.

 

J'ai dû avertir Thomasson de ma date de départ. En effet, il était en charge de constater mon départ de visu. Laëth m'a donc accompagné, comme prévu, mais j'ai été surpris de voir que d'autres Elfes voulaient me saluer personnellement. Ainsi Kaaminh et Thorgal se sont joints à elle. Le bailli semblait le seul satisfait par cette situation. J'avais remarqué que ma présence dans la cité paraissait l’incommoder. Nous avons marché tranquillement. Nous avons traversé la ville, puis la forêt en silence. Thomasson ouvrait la marche, suivi des deux autres compagnons. Laëth et moi marchions derrière, moroses.

-Garde ça avec toi.

Tout en chuchotant, elle a sorti un petit objet de sa besace. Une perle mordorée sur un cordon de cuir. J'observais l'objet : de chaque côté de la pierre, une petite breloque en argent figurant une feuille de chêne. Sans un mot, je me le suis passé autour du cou, le dissimulant ensuite sous mes vêtements. Plus nous approchions de l'orée de la forêt, plus je me sentais mal. Les bois étaient pourtant magnifiques, mais une incommensurable tristesse me dévorait le cœur. Du coin de l’œil, j'ai aperçu la bannière en cuir blanc. Le symbole, je le savais maintenant, signifiait « chaman ».

J'ai été raccompagné jusqu'à la sortie de la forêt. Devant moi s'étendaient les kilomètres de champs et de bosquets que j'avais traversé pendant ma fuite. Désolant retour au point de départ. Les larmes me montaient, j'essayais de les contenir.

Thomasson se tenait droit, impassible, insensible à la tristesse du moment. Il attendait que mes amis me saluent. Thorgal m'a gratifié d'une accolade bourrue. Kaaminh m'a serré dans ses bras, visiblement triste de mon départ. Quant à Laëth... Elle a été celle que j'ai eu le plus de difficulté à quitter. Ma guérisseuse, mon amie, mon professeur... Que dire ? Je tentais de faire bonne figure, mais je ne trompais personne. Elle moins que quiconque. Elle m'a ouvert les bras, assumant son émotion, accueillant la mienne.

-On se revoit en automne, Luc. Reviens ici, je serai là.

-Je voudrais déjà que l'été soit fini...

-Il passera vite. La Déesse veillera sur toi, j'en suis sûre.

Le baiser que je déposais sur son cou n'était pas prémédité. Mais il était sincère. Elle ne m'a pas repoussé, me serrant, bien au contraire, fort contre elle pour me réconforter.

-Tu vas me manquer, Luc.

Contrairement à tout le reste de la conversation, Laëth a chuchoté ces derniers mots dans ma langue. Sans me laisser le temps de réfléchir, elle s'est brusquement détachée de moi et m'a laissé partir. J'ai dû me forcer pour ne pas me retourner, sans quoi j'aurais immédiatement rebroussé chemin au bout de quelques mètres.

Partager cet article
Repost0
5 avril 2020 7 05 /04 /avril /2020 13:30

Mon sommeil a été paisible et sûrement peuplé de visions de cette magnifique célébration. Quoi qu'il en soit, je me suis réveillé reposé et serein. Comme Laëth était occupée à confectionner des baumes et autres potions, je décidais de sortir profiter des décorations de la ville. Je croisais en chemin Kaaminh, revenant de livrer une pièce d'arme à la caserne. Il s'était bien remis de son accident, suivant scrupuleusement les instructions de la Rebouteuse.

-C'est bien une des rares personnes que j'écoute. En dehors de mon Roi et de ma Reine, bien entendu.

J'ai regardé cet Elfe posté en face de moi. Comme beaucoup d'entre eux, il était à la fois mystérieux et transparent. Il exprimait des sentiments puissants avec une simplicité désarmante.

-Je suis heureux que vous alliez mieux. J'ai eu très peur pour vous.

-Je dois tout aux soins attentifs de Laëth. J'ai juste obéi à ses instructions. Laëth est une grande guérisseuse. Vous avez beaucoup de chance de vivre à ses côtés.

Sa remarque m'a laissé sans voix. Nous nous sommes quittés sur cette confession, Kaaminh rejoignant sa forge d'un pas alerte. Je réalisais, tout à coup, au court de cette promenade que j'étais dans cette cité depuis plusieurs mois. Ma fuite de la demeure paternelle datait de décembre. En effet, mes noces devaient avoir lieu quelques jours avant Noël. En dépit de l'insistance de mon père, le curé avait refusé de célébrer ces noces le jour de la Naissance du Sauveur.

 

Le calendrier elfique était bien différent du mien, je l'avais réalisé en lisant le livre que Laëth m'avait prêté. La Saga Sacrée établissait, par exemple, le nouvel an au cœur de l'automne. J'avais essayé vainement d'établir une correspondance avec le calendrier en cours parmi les mien. Je continuais ma promenade, m'arrêtant parfois pour admirer les motifs qui ornaient les bannières des rues. Certaines devises dépassaient mes compétences linguistiques, mais il devait s'agir de bénédictions. Je songeais au prêtre masqué laissé seul la veille dans le temple. Y était-il encore ? Ma promenade m'a conduit près de la rivière, la Sonorone, qui chantait à travers la ville et qui longeait un parc où jouaient des enfants, sous l’œil vigilant de leurs mères ou de leurs nourrices. Je me suis assis sur un banc, profitant du calme de l'endroit et de la douceur de l'air. Les enfants se sont tout de suite intéressés à moi, m'observant de loin, réunis en conciliabule. Les femmes ne semblaient pas se préoccupées de ma personne, mais surveillaient étroitement leurs progénitures. Lorsque l'un d'entre eux s'est approché de moi, soit plus courageux, soit missionné par ses camarades, la vigilance des femmes s'est accrue. J'ai répondu au sourire candide qui éclairait son joli visage et ses grands yeux verts. Ses boucles sombres flottaient dans le vent. Je suis resté coi lorsqu'il m'a posé sa question. N'articulant pas suffisamment pour que je comprenne, j'étais incapable de lui répondre. Voilà ce que je lui ai expliqué avec un grand sourire, ne voulant pas vexer le bambin. Je maîtrisais suffisamment les bases de cette langue pour tenir une conversation simple, mais hélas pas suffisamment bien pour déchiffrer les babillements d'un enfant. Il s'est rapproché d'une des femmes et, tout en me désignant du doigt, lui a parlé d'un air peiné. La riposte n'a pas tardé ; elle s'est dirigée vers moi, sous l’œil des autres, son enfant à la main, la mine mécontente.

-Pourquoi ne voulez-vous pas lui répondre ?

-Je suis vraiment désolé mais... je n'ai pas compris...

-Je sais qui vous êtes. Vous habitez chez la Rebouteuse. Pourquoi ne pas répondre à mon fils ?

-Je... hé bien... je n'ai pas compris sa question, c'est tout. C'est ce que je lui ai dit. Enfin, je crois.

Elle m'a regardé un long moment, et, me jugeant sans doute sincère, elle s'est calmée.

-Mon fils voulait savoir ce que vous aviez fait à vos oreilles. Leur forme l'intrigue.

Je n'ai pu m'empêcher de sourire. Certes, mes cheveux avaient poussé depuis décembre, cependant mes mèches laissaient encore voir mes oreilles. Elles étaient aussi rondes que celles de la population d'Amôn Dhin étaient pointues.

-Je ne suis pas un Elfe comme toi, bonhomme.

Le garçon m'a regardé, surpris, et a parlé à sa mère.

-Il veut savoir ce que vous êtes alors ?

-Je suis un Homme.

Une chance que Laëth, prévoyante, m'avait appris ce mot. Et surtout sa forme la moins péjorative, car dans de nombreux contes, homme était synonyme de destructeur. Je ne pouvais, hélas, ne pas être en accord avec cette assertion.

 

J'occupais ma journée, la remplissait en attendant le soir. Mon esprit était tout entier tourné vers la seconde procession. Ce soir verrait défiler les prêtresses. Laëth m'avait paru songeuse toute la journée. Elle avait cuisiné le déjeuner en chantonnant d'étranges mélopées. À mon retour du parc, encore amusé par ma rencontre avec les bambins, je trouvais le logis vide. Une note sur la porte informait qu'elle était partie au Temple. Sceptique, j'ai fait réchauffer les restes de ragoût aux herbes et résolu de manger seul. À la nuit tombée, je suis sorti et j'ai suivi la foule jusqu'au passage de la seconde procession. J'ai retrouvé Kaaminh et son fils, souriants. Une fois encore, la foule était immense. Je cherchais Laëth des yeux, mais c'était voué à l'échec, au vue du monde qui se pressait sur le tracé du cortège. La nuit tombait doucement, accueillie par des flambeaux dans les rues et les bougies sur les fenêtres. Puis, au loin s'est fait entendre un son cristallin, bien différent de la voix grave des tambours de la veille. Une brise légère apportait jusqu'à nous des effluves de fleurs et d'encens. Bientôt, une mélodie s'est mêlée au son de ce qui s'est avéré être des cymbales. Quatre Elfes, vêtues de blanc, portant bannières et lanternes, marchaient en tête du cortège, chantant un air magnifique :

 

Accueillez la divine Reine

La divine Mère du monde

la Reine blanche, la Reine noire

Qui s'éveille de son Sommeil mystique

Pour rejoindre son Aimé

 

Kaaminh traduisait à mon intention ce chant, tandis que la foule applaudissait. Le reste de la procession suivait. D'abord deux prêtresses, masquées et vêtues de blanc, qui jetaient des poignées de fleurs et de graines sur le passage du cortège. Ensuite, seule et majestueuse, la Prêtresse figurant le Déesse marchait derrière. Vêtue de rouge, ses longs cheveux noués dans une couronne de branches, de fleurs et de rubans ruisselants sur ses épaules, elle marchait lentement, dissimulée sous un masque blanc et jaune, aux arabesques compliquées. Sa main droite tenait un sceptre blanc, orné d'une lune brillante et chapelets de fleurs. Derrière elle, marchaient les suivantes, également masquées mais vêtues qui de orange qui de jaune. Certaines tenaient de grandes cruches blanches. J'étais ému, bouleversé devant tant de beauté. J'aurais vraiment aimé partagé ce moment avec Laëth, mais elle restait désespérément engloutie par la foule fervente. Les gens chantaient, cadençant la mélopée avec leurs mains. Je tentais de suivre, de chanter avec les autres. Je me sentais soulevé par cette population unie en un seul battement de cœur. J'étais tout près de la procession, je pouvais admirer la beauté de la Prêtresse, sa démarche royale, son port de tête altier.

La procession de la Dame a, à son tour, gravi les marches vers la Ville Haute où l'attendait la noblesse. Puis, tous ensemble, nous avons terminé le chemin vers le temple. Le Prêtre était là, toujours agenouillé, en prière. Les autres prêtres avaient repris leurs positions autour du temple, torches en main. Les bannières de la Déesse ont été plantées de chaque côté du temple. Les suivantes ont répandu le contenu des cruches tout autour du temple, du lait, en psalmodiant. Puis, elles ont rejoint les autres prêtres. Enfin, la Dame s'est avancée vers le Prêtre. L'instant était solennel. Les spectateurs se sont répartis de façon à ne rien manquer du spectacle. Ma curiosité était à son point culminant. Alors que les tambours répondaient aux cymbales, les voix masculines s'unissaient aux féminines en un seul chant :

 

Les voici réunis, la Dame et son Aimé !

Vois, belle Reine au front d'argent

Il t'attend depuis la nuit des temps

Regarde, Dieu aux cornes d'airain

Elle vient pour réchauffer le monde de ses flammes sacrées !

 

La Dame est entrée dans l'enceinte du temple et s'est approchée du seigneur, toujours immobile. Elle s'est placée derrière lui, a posé les mains sur ses épaules. Répondant au signal, le Prêtre s'est levé, tandis que les mains de la Prêtresse glissaient le long de son corps. Le chœur répétait inlassablement sa litanie, avec force tambours et cymbales. Dire que j'étais choqué par le déroulement du rituel serait exagéré. J'étais, disons, surpris de cette sensualité qui transparaissait. C'était à mille lieues de ce que j'avais été habitué à voir. Mes yeux n'avaient été accoutumés à contempler de la souffrance, mystique certes, mais tout de même. Je me suis souvenu qu'un de mes précepteurs m'avait expliqué que le théâtre était œuvre divine, du moins dans l'Antiquité. Le rituel qui se déroulait sous mes yeux en était un parfait exemple. Pour un bref moment, ce prêtre et cette prêtresse seraient les incarnations vivantes du Dieu et de la Déesse. Je regardais, hypnotisé, les deux Elfes qui se faisaient face. Ses mains à elle étaient plaquées sur ses hanches à lui, et réciproquement. Ardentes caresses. Masque contre masque. Le chant du chœur avait changé :

 

Reine au front blanc

Accueille ton Aimé en ton sein !

chantaient les prêtres.

Roi aux cornes sacrées

Laisse ton Aimée te sanctifier !

chantaient les prêtresses.

 

Les torches étiraient les ombres, comme la brise jouait avec leurs flammes. La Dame a ôté sa couronne, libérant ses cheveux, secouant la tête d'un geste qui m'a semblé familier. Ses longs cheveux ont cascadé sur ses épaules et son dos. Je l'observait, médusé. Se pourrait-il ? Non... impossible... Chacun a ôté le masque de l'autre. Soupçonneux, je tentais d'apercevoir le visage de la Prêtresse. Peine perdue, seul celui du Dieu était visible de ma position. Et la foule compacte m'interdisait tout mouvement. Je fixais les bras blancs de la Dame, que caressaient les mains du Seigneur. La Dame et son Promis. Le Cornu et son Aimée. L'Elfe qui jouait le Seigneur m'était inconnu. Grand, les cheveux sombres et courts, il semblait dévorer des yeux sa vis-à-vis.

 

Soyez bénis en ce jour

Et bénissez-nous !

Que vos retrouvailles célèbrent

La fin des Jours Sombres !

 

Le chœur chantait, la foule reprenait, au son des tambours et des cymbales. Tandis que le chant enflait en intensité, les deux protagonistes continuaient ce qui ressemblait de plus en plus à des préliminaires amoureux. Je ne savais que penser. J'aurais vraiment aimé en discuter avec Laëth. Un sentiment que j'identifiais mal se diffusait en moi, laissant un sillon désagréable sur son passage. Lorsque le rituel s'est clos, laissant les deux officiants seuls dans le temple, j'ai suivi la foule jusqu'à la Ville Basse. J'ai refusé les festivités qui se déroulaient partout dans la cité. Je me sentais épuisé. Lorsque je me suis endormi, Laëth n'était toujours pas de retour.

Partager cet article
Repost0
1 avril 2020 3 01 /04 /avril /2020 09:41

Bonjour à vous, cher lecteur / chère lectrice !

Tout d'abord merci de lire ce blog. N'hésitez pas à laisser des commentaires en dessous des chapitres. Un petit mot, ça fait toujours plaisir !

Ensuite, vous pouvez me retrouver sur ma page Facebook à cette adresse :   https://www.facebook.com/plume2nuit/

Partagez le lien du blog mais aussi celui de la page ! Plus on est de fous... 

A bientôt pour la suite des aventures de Luc et Laëth :) 

 

Partager cet article
Repost0
18 mai 2019 6 18 /05 /mai /2019 21:43

J'avoue que j'étais curieux d'en savoir plus sur cette célébration du Retour de la Déesse. Laëth a ainsi mis à ma disposition un épais volume intitulé La Saga Sacrée, lequel contenait entre autres cette fête. Elle m'a enjoint à le lire, gageant que ma curiosité allait me pousser à progresser. Elle avait misé juste. Autant, au début de ma lecture de ce passionnant ouvrage, je lui demandais fréquemment la traduction de certains mots ou passages, autant qu'au fur et à mesure de ma progression mes requêtes s'espaçaient. J'ai même fini par élaborer une sorte de dictionnaire personnel.

 

Cette Saga se fondait sur la marche des saisons. Elle racontait la relation complexe entre le Dieu et la Déesse, lesquels étaient présentés comme les Divins Parents de toute la Création. La Saga comprenait neuf épisodes, répartis dans toute l'année. Le livre était magnifique, garni d'illustrations lumineuses, colorées, que je regardais avec un émerveillement d'enfant.

Je découvrais une foi simple, libre de toute culpabilité. Ici, point de crainte du Châtiment Divin, du Jugement Dernier. Chacun y était responsable de ses actions, bonnes ou mauvaises et en supportait les conséquences. Pour changer son destin, il suffisait de changer son attitude et son rapport au monde. Simple mais pas simpliste. Laëth vivait sa foi sans chercher à me convertir. Dans la salle principale un autel était aménagé, sous l'escalier. Elle me l'a montré lorsque je l'ai interrogé sur le sujet. Deux statues en bois étaient posées côte à côte. Celle du Dieu était pourvu de bois de cerf et d'un visage serein. Celle de la Déesse ne portait, quant à elle, aucun bois mais de longs cheveux et une couronne. Sa couleur pâle contrastait avec celle, plus sombre, du Dieu. Elle m'a fait penser à Marie dans la douceur et la sainteté de son expression. Des bougies brûlaient dans de petits récipients en verre, parmi de nombreux petits objets que je ne pouvais identifier.

-Si je deviens ton apprenti, devrais-je me convertir à ta foi ?

Laëth a laissé un long moment ses yeux d'ambre courir sur moi.

-Pour être un bon guérisseur, il faut bien sûr avoir foi dans les puissances divines. Peu importe quel dieu tu pries, Luc. L'important c'est de prier pour ceux qui viennent te consulter. Le don de guérison est un cadeau divin, ne l'oublie jamais.

J'avais la foi que m'avaient inculqué mes précepteurs et mon père. Pendant des années, je m'étais rendu à la messe dominicale pour écouter le curé nous enjoindre à nous repentir de nos péchés et à craindre la colère divine si nous ne nous montrions pas dignes de Lui. Mon père était très pieux. Il craignait Dieu. Il voyait la mort de ma mère comme une punition divine. Il reportait toute son attention sur Paul, cherchant à toute force à ce que sa vie soit la plus exemplaire possible. D'un caractère plus accommodant que moi, mon frère se laissait porter par le courant. Je le croyais même capable d'accepter ce mariage arrangé qui m'avait fait fuir. Au fur et à mesure de ma lecture, je me laissais emporter par cette Saga Sacrée. Le jour de célébration approchait. Les rues étaient splendides avec leurs fanions colorés : rouge, jaune, orange, blanc. Laëth avait paré son autel des mêmes couleurs, déclinées en guirlandes ou en fanions.

 

À la nuit tombée, Laëth et moi sommes sortis rejoindre le reste de la population. Elle m'avait expliqué qu'une procession de prêtres allait défiler sous les flambeaux. La foule était impatiente, chacun cherchant la meilleure place pour ne rien rater du spectacle.

Puis, au loin, se sont fait entendre les tambours. D'abord discrètement, puis le son est allé crescendo tandis que des lueurs sont apparues au sommet des marches menant à la Ville Haute. Les rues étaient illuminées avec des torches, des lanternes sur les fenêtres. L'ambiance était empreinte de magie et de solennité. Je distinguais au loin des silhouettes encapuchonnées. Tandis que la procession se rapprochait, une mélopée montait dans l'air. Les fanions applaudissaient sous le vent. Les Elfes autour de moi accueillaient le cortège des prêtres en chantant. Tous unis dans la ferveur de cette célébration. Je baignais dans cette ambiance sacrée. Bien que je ne connaissais pas les paroles de ce chant, mon âme vibrait en harmonie. Les prêtres marchaient d'un pas majestueux. Un prêtre se détachait de la procession, marchant seul, en robe jaune alors que les autres étaient vêtus de blanc. Sa capuche était baissée, révélant un masque sombre en bois patiné. Sa tête était couronnée de bois de cerf, son cou de fleurs rouges, oranges et blanches. Sa main tenait un long sceptre sombre, en bois, décoré de cornes recourbées, de crocs et de plumes. Un dieu sauvage et beau. Derrière lui marchaient une quinzaine d'autres prêtres, capuches sur la tête. Les tambours étaient tenus par les trois du premier rang. Laëth était à mes côtés, me chuchotant la traduction des paroles du prêtre.

-Je suis venu attendre Celle qui dort sous la terre. Grande Dame de la Vie, rejoins-moi bien vite !

Ces paroles dégageaient beaucoup de force. Cette façon de célébrer les mystères divins étaient très éloignée de celle à laquelle j'étais habitué. Cela aurait été blasphème pour un prêtre chrétien de personnifier Dieu de cette façon. Mon père, sans nul doute, aurait été outré et offensé à ma place. J'étais juste, quant à moi, émerveillé. La population a emboîté le pas à la procession, entonnant un chant rythmé par les tambours. Le cortège a entrepris l'ascension des marches menant à la Ville Haute, le rythme cadencé du chant emplissant l'air.

 

Ma divine Bien-Aimée

Rejoins-moi dans la lumière

Que ton amour m'embrase !

Qu'il me consume et me purifie !

Pour que je renaisse

Redonne-moi la vie !

 

Tout en chantant, nous avons rejoint ces quartiers plus riches que j'avais découvert quelques jours plus tôt. Là aussi, les rues étaient jalonnées de torches et de brasiers, de fanions et d'étendards. La noblesse attendait à l'entrée de leurs demeures, lanternes à la main, que la procession les rejoigne. Elle s'est glissée à la suite du peuple, reprenant le chant. Tous unis dans cette foi simple et puissante. Plus l'obscurité avançait, plus la procession s'habillait de magie. L'air froid se réchauffait de prières et de chants. Je participais à cette ferveur bien plus qu'à n'importe quelle fête religieuse de chez moi. J'en étais le premier étonné. À défaut d'en connaître les paroles, je murmurais la mélopée envoûtante de cette litanie. Le cortège est passé près du Palais d'Amôn Dhin et, nous conduisant vers une nouvelle volée de marches, nous nous sommes rendus sur une esplanade retirée loin derrière le Palais. Quelques arbres encore endormis par l'hiver entouraient un petit kiosque blanc. De nombreuses torches avaient été allumées et jetaient des ombres alentours. Des étendards jaunes, rouges et oranges se devinaient dans la pénombre, suspendus aux arbres. La foule s'est rangée tout autour du kiosque. Laëth m'a pris par la main pour me conduire devant, afin que je puisse mieux voir. Le cercle de torches éclairaient parfaitement le kiosque. J'ai pu ainsi apercevoir un petit autel bâti à l'intérieur. Le prêtre masqué a pénétré dans ce temple, tandis que les autres se répartissaient tout autour. L'instant était solennel et magique. Je retenais mon souffle, comme tous les autres. Après quelques manipulations, une odeur de résine s'est répandue dans l'air nocturne.

 

Ma divine Bien-Aimée

Rejoins- moi dans la lumière

Reçois cet air parfumé

Embrase-moi de ton amour !

Qu'il me consume et me purifie !

Pour que je renaisse

Viens et redonne-moi la vie !

 

Plusieurs fois, le prêtre a déclamé sa prière, rythmée par la voix des tambours, répétée par le chœur des autres prêtres. Les tambours ont accéléré leur rythme, les prêtres ont tapé des mains en rythme, de plus en plus vite. Mon cœur battait au fond de ma poitrine. Puis, sur un ultime battement, les tambours se sont tus et le cercle des prêtres s'est rompus, abonnant leur collègue sans plus de cérémonie. Surpris, je me suis tourné vers Laëth.

-Le Grand Prêtre va prier toute la nuit. Il va attendre que la Déesse le rejoigne.

-C'est tout ?

-Pour aujourd'hui, oui. La Procession de la Déesse aura lieu demain.

C'est ainsi que j'ai suivi Laëth jusqu'au logis, l'esprit encore empli de la magie de cette célébration. Nous avons retraversé la ville, discutant à voix basse, sans nous presser. Sa main toujours dans la mienne.

Partager cet article
Repost0
18 mai 2019 6 18 /05 /mai /2019 21:42

Une fois ma requête terminée, plusieurs pages où j'ouvrais mon cœur sur mon amour pour cette ville et son peuple, Laëth m'a accompagné pour la déposer. La ville se paraît de fanions jaunes, oranges et blancs. J'interrogeais mon guide sur cette fête qui se préparait.

-Nous célébrons le Retour de la Déesse.

J'avais commencé à intégrer les croyances de ce peuple, fondé sur les cycles de la nature et sa divinisation en deux entités : le Dieu et la Déesse. Cette foi allait à l'encontre de celle dans laquelle j'avais grandi : un Dieu unique, jaloux, irritable et prompt à punir. Laëth ne m'imposait pas ses croyances. Elle ne demandait que du respect. Ce que je lui accordais sans problème. Tout proche de la Commanderie s'élevait une longue et large volée de marches en pierre. Elle conduisait à la Ville Haute, selon les explications de Laëth. Ces marches étaient très fréquentées. Des gens de toutes conditions montaient et descendaient ces escaliers de pierre. Tous saluaient Laëth, certains m'observaient toutefois du coin de l’œil. En particulier ceux de la Ville Haute.

 

Cette portion d'Amôn Dhin était pour l'essentiel constituée de résidences. Qu'elles soient de pierres ou de bois, elles rivalisaient d'élégance. Colonnes et toits d'ardoise, porches et jardins clos, les résidences étaient luxueuses et spacieuses. Les pavés étaient étonnement clairs, en comparaison avec ceux de la Ville Basse. Croisant des cavaliers, j'exprimais mon étonnement. Ma question a déclenché les rires de mon amie.

-De même qu'il existe deux séries de marches pour monter dans la Ville Haute, il existe deux voies carrossables !

Je l'ai accompagné dans son rire. Cette partie de la ville comportait peu d'échoppes : quelques herboristes,quelques médecins. Parmi ceux que nous avons croisé, certains regardaient Laëth avec une certaine animosité.

-Tous n'apprécient pas mon travail. Ils me voient au mieux comme un charlatan. Au pire comme une rivale. Mais c'est leur problème. Pas le mien.

Une autre volée de marches nous a enfin conduit au Palais d'Amôn Dhin. Deux gardes encadraient le haut des marches, sérieux comme des papes dans leur livrée aux couleurs de la ville : guêtres vertes, longues tuniques blanches et pourpoints rouges. Leurs hallebardes étincelaient dans la pâle clarté de l'hiver. Laëth les a salué d'un hochement de tête, ils lui ont répondu avec un sourire. Encore quelques mètres à marcher et le Palais d'Amôn Dhin étalait sa majesté sous mes yeux humains. Je me suis arrêté un moment, le souffle coupé devant ces tours d'albâtre, ces colonnes délicates qui s'étiraient vers le ciel morne. Deux autres gardes protégeaient un portail finement sculpté. A leur tour, ils ont salué la Rebouteuse. Celle-ci s'est attardée un moment pour échanger avec celui de droite à propos d'une blessure. Il l'a laissée manipuler son bras, confiant, n'opposant aucune résistance à ses mains. Puis il lui a ouvert le portail, avec un remerciement. Le sol du Palais était recouvert d'un parquet couleur miel. A main droite s'élançait un large escalier blanc. Les murs s'ornaient de tapisseries ponctuées par des lanternes ouvragées. Toute cette magnificence me remplissait les yeux. De l'escalier était suspendu un vaste fanion aux couleurs de la cité.

-Tu viens, Luc ?

Je réalisais soudain qu'elle avait ouvert une porte sous l'escalier. Et qu'elle m'attendait, un doux sourire aux lèvres. J'ai hâté le pas. Je pénétrais alors dans un couloir jalonné de portes sur la gauche. Elle a toqué sur la seconde avant d'entrer. Un Elfe fin et distingué écrivait à son bureau de bois sombre. Il a levé le nez, ôté ses bésicles et nous a salué. En elfique. Laëth a commencé à expliqué la raison de notre présence au Palais, me désignant du geste par moment.

-Votre nom est Luc de la Poumérolie ?

Il ne maîtrisait pas ma langue et s'adressait à moi en français semblait être un défi pour lui. J'ai souri avec indulgence.

-Paumérolie. Luc de la Paumérolie, oui.

Il m'a demandé d'épeler mon nom, ce que j'ai fait lentement. Il a survolé ma longue missive, complètement obscure pour lui. Il s'est en revanche attardé sur celle de la Rebouteuse. Il me lançait des regards en coin tandis qu'il prenait connaissance de la lettre de Laëth.

-Je ne vous ferais pas l'offense de vous rappeler ce qu'on encoure à mentir au Seigneur du Palais.

-Vous auriez bien raison de ne pas m'offenser de la sorte, cher Secrétaire. Chaque mot inscrit sur ce parchemin n'est que la vérité.

-Soit, je transmettrai votre requête.

Après avoir coulé vers moi un regard dubitatif, il nous a salué, mettant fin à notre visite. Nous avons quitté son petit bureau, encombré de livres et de parchemins. En dépit de sa méfiance flagrante à mon endroit, j'appréciais d'avoir enfin rendu ma requête au Secrétaire. Je me sentais serein. Nous n'en n'avons plus reparlé. Le Destin était en marche.

 

Partager cet article
Repost0
18 mai 2019 6 18 /05 /mai /2019 21:39

Les mois suivants ont été consacrés à ma rééducation. Patiemment, Laëth me massait pour évacuer le sonodor de ma jambe. Patiemment, elle m'accompagnait en ville. J'étais bien conscient de ma désespérante lenteur et tentais parfois d'y remédier.

-Inutile de te précipiter, Luc. Le sonodor ne s'évacuera pas plus vite.

En échange de ses bons soins, je l'aidais à l'intendance de la maison. Une attitude qui ne me serait jamais venu à l'esprit dans mon manoir. Je me sentais changer, je voyais le nouveau Luc émerger peu à peu au contact de la Rebouteuse. Et j'avais beaucoup plus de respect pour ce nouvel homme que je n'en éprouvais pour l'ancien. Les habitants d'Amôn Dhin s'habituaient peu à peu à ma présence. Bien entendu, il en restait toujours pour me regarder de travers. Il y en a toujours. J'étais étonné par le nombre de personnes qui venaient consulter la Rebouteuse. Elle soignait chaque blessure, chaque maladie que l'on lui présentait. Je la regardais mélanger les plantes pour les tisanes ou les emplâtres, fabriquer les onguents. Les potions mijotaient dans le chaudron, répandant leurs odeurs dans toute la maison. Toute un coin de mur était rempli de pots de plantes ou d'onguents. Parfois, je contemplais les pots ornés d'étiquettes indéchiffrables. L'écriture elfique était certes magnifique, mais elle m'était incompréhensible. J'allais devoir remédier à cette lacune si je voulais rester à Amôn Dhin. Le fait n'avait jamais été évoqué , mais cela me paraissait assez évident. Sans compter que cette langue me fascinait. J'abordais le sujet avec Laëth lors d'une de nos sorties.

-Je serai ravie de t'enseigner ma langue, Luc.

-Je veux bien apprendre tout ce que tu voudras bien m'enseigner... Dis-moi , tu étais sincère l'autre jour quand tu as parlé avec le bailli de mes dons de guérison ?

La question m’intriguait depuis notre rencontre avec Thomasson. Je n'avais pas osé en discuter avec elle. Peur qu'elle ait dit cela par pitié. Ou peur qu'elle ait raison.

-Ecoute-moi, Luc. Il faut que tu comprennes que je ne mens jamais. Ma parole vaut de l'or dans beaucoup d'endroits et mon nom ouvre bien des portes.

Aucun orgueil dans sa voix, juste l'évocation d'une vérité. Je hochais simplement la tête. J'allais au fil du temps vérifier l'authenticité de ces dires.

-Tu ne t'en es sans doute pas rendu compte ce jour-là, mais tu as réellement fait usage de dons de guérison pour réduire mon entorse. Ma déclaration au bailli était sincère.

Elle m'a laissé méditer ses paroles tandis que nous approchions du chemin menant à la maison. C'est alors que nous avons vu courir vers nous un adolescent portant un tablier de cuir. Son air paniqué a alarmé Laëth qui s'est hâtée vers lui. C'était Somah, fils et apprenti de Kaaminh, le forgeron. En quelques phrases où on sentait la peur, le jeune homme a expliqué que son père venait de tomber de l'escalier dans son logis. La maison était attenante à la forge, comme un prolongement de celle-ci. Sans un mot, Laëth s'est élancée vers la maison, Somah et moi même à sa suite. Le forgeron gisait sur le dos, immobile.

-Somah, donne-moi de l'eau.

Le jeune homme s'est empressé d'obéir, le visage blafard et les traits tirés. Avec précaution, elle a baigné le visage du forgeron jusqu'à ce qu'il ouvre les yeux.

-Laisse-toi faire, Kaaminh. C'est moi.

Avec l'aide de son fils, nous l'y avons transporté le forgeron sur son lit, derrière l'escalier. Sur l'ordre de Laëth, nous l'avons déposé sur le ventre.

-Je dois examiner ton dos.

-Je le sais bien. Fais ce que tu as à faire.

-Dis-moi où tu as mal.

Avec une dague, elle a déchiré la chemise épaisse du forgeron. Puis elle m'a demandé d'attiser le feu. Après avoir reçu des instructions de la Rebouteuse, Somah est parti en trombe. La peau pâle du forgeron était marbrée de rouge. Elle a palpé doucement sa chair, guettant les réactions du blessé. Il frissonnait sous la pression de ses doigts. La mine de Laëth est devenue grave lorsque ses doigts ont frôlé une légère bosse. C'est à ce moment-là que l'adolescent est revenu, porteur d'un panier rempli de bocaux. Je me suis empressé d'obéir à son ordre de faire bouillir de l'eau, sans poser de question, tellement sa mine préoccupée m'inquiétait. Avec des gestes sûrs, elle dosait les différentes substances contenues dans les pots, les mélangeant dans une écuelle tout en psalmodiant, et lorsque l'eau a été assez chaude, elle a transformé le mélange en une pâte épaisse et vaguement marron.

-Kaaminh, écoute-moi bien. Je vais être obligée de te faire mal. Vraiment mal. Il va falloir que je te remette le dos en place.

-D'accord, Laëth, ne t'en fais pas pour moi. Fais ce que tu as à faire. Je te fais confiance.

La Rebouteuse nous a alors expliqué la part active que nous allions jouer dans les soins au forgeron. Son fils a soudain commencé à trembler à l'évocation de son rôle.

-Somah, j'ai besoin de toi. Ton père a besoin de toi. Il n'y a pas d'autre solution.

-Mon fils, obéis à la guérisseuse. S'il te plaît.

Malgré un visage tendu par la peur, l'adolescent a opiné du chef. Maintenant que je savais où regarder, je ne pouvais quitter cette bosse des yeux. Le forgeron devait avoir mal, incroyablement mal. Pourtant, il ne se plaignait pas. Il rassurait son fils effrayé au lieu de hurler de douleur. Ce dernier a fini par prendre courage et par accomplir sa part, à savoir tirer les bras de son père. Quant à moi, je m'occupais de tirer ses pieds. Écartelé de la sorte, le forgeron a gémi sous les tension. C'est alors que Laëth a posé la paume de sa main, tendue elle aussi, psalmodiant toujours et ...

CRAAACK !!!

Le bruit de la vertèbre revenant à sa place a été horrible. Mais plus horrible encore a été le hurlement de douleur pure du forgeron. Sa peau s'est aussitôt couverte de sueur, collant ses cheveux dans son dos. Nous l'avons lâché tout de suite, alarmés, effrayés par cette souffrance brute. Quant à Laëth, elle portait toute son attention à Kaaminh, palpant son dos avec une infinie douceur. Je priais en silence pour que nous ne soyons pas obligé de recommencer, car je n'étais pas certain d'en être capable à nouveau. Son examen a paru la satisfaire. Elle a alors pioché dans le panier une large bande de tissus ainsi qu'un carré de toile de dimension moyenne. Le pot d'onguent posé tout près dégageait une odeur de terre et de fleurs. Nous avons aidé Kaaminh à se mettre sur le dos avec douceur. Elle a aidé le forgeron à s’asseoir; la manœuvre a été longue et compliquée. Voir son père bouger rassurait Somah et il reprenait quelques couleurs. Puis elle a déposé une dose généreuse d'emplâtre à l'endroit où la vertèbre avait été repositionnée. Elle a fixé le carré de toile et a enroulé la bande de tissus autour de la taille du forgeron. Il serrait les dents; il voulait faire bonne figure devant son fils. Lorsqu'il a été serré dans ses bandages, Laëth l'a fait se rallonger. Il a obéi sans protester.

-Merci à toi, Laëth.

-Tu restes chez toi au moins une semaine. Tu te reposes, compris ?

Il a hoché la tête, un sourire fatigué sur le visage. Je sentais une complicité entre ces deux personnes. Kaaminh regardait la Rebouteuse avec un respect mêlé de tendresse. Quant à elle, elle semblait familière des lieux. Tandis que l'eau bouillait sur le feu, elle mélangeait le contenu de deux autres pots dans un pichet en terre. Somah l'observait, fasciné. Elle a fini par verser le breuvage sombre dans un bol et le tendre au convalescent. Il a grimacé un peu, mais a bu la totalité du breuvage sans commenter. Après avoir donné des instructions à Somah et des recommandations à son père, elle les a quitté, ma personne sur les talons.

 

La journée s'est écoulée paisiblement, les semaines aussi. Laëth rendait visite au forgeron plusieurs fois par jour, prenait soin de vérifier l'état de son dos. Il est très difficile de déterminer l'âge d'un Elfe, aussi estimerais-je à 16 ans l'âge de Somah au moment où je l'ai rencontré. Mais en le voyant forger à la place de son père, je restais dubitatif. Il avait le visage fin et un air déterminé qui interdisait toute féminisation. Ses cheveux étaient aussi sombres que ceux de son père étaient blonds. Sans doute un héritage de sa mère. J'étais sorti seul me promener, je commençais à connaître la ville basse et Laëth était sortie en forêt cueillir des plantes. L'hiver était encore bien présent et j'ignorais quelles plantes elle espérait récolter en cette saison. Secret de Rebouteuse. Il neigeait un peu, le froid me mordait les joues mais j'avais envie de voir cette belle ville sous la neige. Hélas tous les habitants de la cité ne parlaient pas ma langue et les rudiments que j'avais appris avec Laëth me permettait juste de comprendre l'essentiel. Elle avait commencé sa requête pour mon droit de séjour dans la ville; j'avais également commencé ma partie. J'avais recommencé à plusieurs reprises tant je cherchais à exprimer au mieux mon envie de rester. Je faisais état de mes compétences avec précision, dans le vif désir d'être utile à cette communauté. Je voyais parfois Laëth aligner ces belle lettres elfiques en une missive qui allait sceller mon avenir dans cette ville. Sur ma demande, elle avait commencé à m'enseigner sa langue. Mes années de latin et de grec se sont avérés étonnamment utiles.

-Vos langues humaines dérivent toutes de la mienne. Plus la langue est ancienne, plus la source est proche.

Effectivement, parler la langues des Elfes m'est apparu plus facile que de l'écrire. La principale difficulté résidait dans le sens de l'écriture, opposé à celui qui m'est naturel.

 

Je croisais parfois le bailli lors de mes promenades. Il venait alors me saluer et nous échangions quelques mots sous le regard curieux des passants. Il tenait à me parler dans ma langue, qu'il maîtrisait suffisamment pour être compris et se faire comprendre. Il a paru surpris d'apprendre que Laëth m'enseignait sa langue. Il en a eu confirmation un soir alors qu'il venait rendre visite à la Rebouteuse.

-Bonsoir, Thomasson. Que me vaut ce plaisir ?

Je la sentais méfiante. Le bailli n'était pas homme à faire des visite de courtoisie. Il a posé son manteau et a accepté volontiers la tasse de bouillon que Laëth lui proposait. Il a pris des nouvelles du forgeron. Je travaillais sur mes lettres, m’entraînant à recopier les livres de Laëth. Il m'a interrogé sur ma progression, ma motivation. Puis il a discuté avec la Rebouteuse, usant de la Belle Langue. J'ai compris qu'il la questionnait sur mon apprentissage. Ses coups d’œil en coin à mon endroit ne m'ont pas échappé.

-Ne doutez pas de mon envie de rester.

J'avais mobilisé mes connaissances dans cette langue pour lui parler. Il a paru surpris.

-Ainsi donc, vous apprenez bel et bien notre langue ?

Impossible de savoir s'il était satisfait ou non de son constat. Bien vite, il a trouvé un prétexte pour partir. Laëth souriait tandis que la porte se refermait sur le bailli.

 

Partager cet article
Repost0
18 mai 2019 6 18 /05 /mai /2019 21:36

Nous nous sommes mis en route pour la Commanderie peu après le repas. Mes bottes paraissaient bizarrement assorties avec les vêtements que m’avait donné Laëth. Le tissage de laine rendait le vêtement à la fois chaud et souple. La confortable cape doublée finissait de m'isoler complètement du froid hivernal. Laëth s'est enroulée dans une cape sombre à capuche délicatement brodée. C'était ma première sortie dans cette cité, mes premiers pas hors du logis de Laëth depuis mon arrivée nocturne. J'avançais avec une lenteur atroce Toutefois, j'attirais les regards, ce qui m'a fait supposé que ma présence était connue de tous les habitants d'Amôn Dhin. Bien que le froid ait consigné beaucoup d'habitants dans leur demeure, la ville était plus animée qu'à mon arrivée. Les échoppes était ouvertes, colorées dans cette lumière blafarde. Laëth a salué le forgeron, son plus proche voisin. Elle m'a présenté et il m'a salué, circonspect. Grand, étonnamment mince pour son métier, il portait ses cheveux tressés. Son front portait une balafre pâle, son oreille gauche un anneau. Sa poigne était énergique. Nos pas nous ont conduit sur un pont qui enjambait une rivière pure et chantante. J'ai été étonnée de constater que ce pont était lui même enjambé par une arche plus grande.

-Une voie d'accès pour la Ville Haute.

Je hochais la tête à cette explication. Je n'avais, pour l'heure, pas besoin de plus d'explications.

 

Fière et massive, la Commanderie se dressait à quelques pas de là. Je me sentais comme pris dans un étau. Laëth m'a pressé le bras, souriante.

-Tout va bien se passer, Luc.

Elle avait une confiance que j'étais loin de ressentir. Je me sentais anxieux, sans bien savoir pourquoi. La Commanderie gérait, entre autre, le flux des visiteurs de la cité. Le garde à l'entrée nous a salué. Laëth a demandé au secrétaire de l'entrée audience auprès du bailli. Nous avons été reçu dans la matinée, après une courte attente dans le hall. Thomasson nous salué cordialement avant de nous inviter à nous asseoir.

-Vous voilà sur pied, cher visiteur !

-Pas si vite, Thomasson. Aujourd'hui est sa première sortie depuis des semaines. Venir ici a été très long. Le sonodor est certes presque évacué, mais il se fatigue très vite.

L’interpellé m'a observé un moment, songeur. Il ne pouvait nier ma démarche laborieuse, ni mon air épuisé. Car je sentais bien que j'étais fatigué par cette première promenade.

-D'autre part, il a émis le souhait vrai et sincère de demeurer parmi nous.

-C'est vrai ?

Le bailli m'a de nouveau observé, plus attentif cette fois. Je me sentais affreusement mal à l'aise. Laëth a posé sa main sur mon genou, un sourire confiant sur ses lèvres.

-Oui, c'est vrai.

Je m'attendais à ce qu'il me demande pourquoi, ou qu'il me rit au nez. Au lieu de ça, il a bourré sa pipe avec soin avant de l'allumer, le tout sans me quitter des yeux.

-Que faisiez-vous parmi les vôtres ?

La question m'a pris de court. J'étais fils d'un marchand prospère, j'occupais donc mes journées entre la chasse et les études. J'expliquais cela sous le regard perçant de Thomasson.

-Mon père veut que je reprenne son affaire. Il est négociant. Je parle plusieurs langues.

-Il a un don de guérison qu'il serait bon de cultiver et de développer.

J'ai tourné la tête vers Laëth, surpris. Son intervention m'a pris de court.

-Comme tu as pu le voir, je boîte légèrement. Je suis tombée ce matin. Il a remis le nerf que je m'étais déplacée en tombant.

-Tu le prendrais sous ton aile, Laëth ?

-Oui. Même comme apprenti, s'il s'en sent capable.

-Bien. Rédige une requête pour le Palais, Luc. Dans ta langue et de ta main. Laëth, je compte sur toi pour en faire autant. D'ici là, tu es sous la responsabilité de la Rebouteuse. Sois en digne et ne jette pas l’opprobre sur elle.

Sur ces dernières paroles, il s'est levé, sa pipe fumante à la main. L'entretien était terminé. Je suis ressorti complètement abasourdi. Dehors, le vent s'était levé, fouettant furieusement les couleurs de la ville; le vert, le blanc et le rouge se tordaient sous la bourrasque. J'entendais presque les rouages du Destin grincer.

 

Nous avons fait un détour par le marché. Un vaste préau de pierres et de bois accueillait les nombreux étals, tandis que nous nous mêlions à la foule. Je sentais sur moi les regards des habitants. Tous me dévisageaient avec plus ou moins de discrétion.

-Fais comme si de rien n'était. Tu as le droit d'être ici.

-Plus facile à dire qu'à faire. La ville est plus grande que ce que je croyais.

-Ne t'inquiète pas. Comment va ta jambe ?

-Je commence à fatiguer un peu, à vrai dire.

Elle a opiné tandis qu'elle regardait les différentes marchandises : légumes, fruits, plantes et épices. Certains m'étaient connus, d'autres moins. Pour chaque commerçant, elle avait un mot, me présentait et le cas échéant, prenait le bien qui l'intéressait. Sans rien débourser.

-Vous n'avez donc pas de monnaie à Amôn Dhin?

-Bien sûr que si. Pourquoi une telle question ?

Je lui ai fait part de mes observations. J'étais intrigué. Elle a accueilli mes remarques avec un petit rire charmant.

-Je ne fais pas payer mes soins, ni ne ménage ma peine quand l'un des habitants a besoin de moi. C'est ainsi que la ville me remercie. Mais rassure-toi, j'ai de l'argent.

Le procédé était étrange, mais finalement plutôt juste. En comparaison, les médecins de chez moi me semblaient de viles harpies. Il fallait d'abord montrer l'argent avant de recevoir les soins. J'en étais là de mes pensées, lorsque je me suis fait interpeller en plein marché. Me retournant, surpris, j'ai vu arriver Thorgal, tout sourire. Une discussion animée s'en est suivie. Il a pris de mes nouvelles, heureux de me voir à nouveau sur pied. Je nous sentais épiés. Laëth plaisantait aussi, chahutant le géant. Puis sur un salut franc et amical, nous nous sommes quittés.

-Tu vas être sur toutes les lèvres, Luc.

Juste une constatation.

-Tu étais déjà un bon sujet de conversation à ton arrivée. Thorgal a raconté ton arrivée à la taverne le lendemain de ton accident. C'est un esprit simple, tu sais. Ce qui ne veut pas dire qu’il est stupide. Bien au contraire, il est très intelligent. Mais il n'est pas compliqué.

-Je vois. Esprit simple, mais pas simple d'esprit.

-Tout à fait. Ton arrivée n'était pas un secret. Et puis, le bailli est venu te visiter à la maison. Et c'est un sacré bavard quand il s'y met !

Je l'ai aidé à porter ses courses; après tout, j'allais en bénéficier, non ? Cette simplicité de vie me ravissait.

M’asseoir sur le banc a été un vrai soulagement après cette promenade. Je l'ai regardé ranger ses victuailles. Je me sentais bien. Puis elle a mis de l'eau à chauffer sur le feu. Elle a sorti un pot long en grès et y a mis plusieurs pincées de plantes. L'eau versée a révélé des arômes puissants qui ont envahi la pièce. Elle a sorti deux tasses largement évasées et nous a servi la boisson avec une louche en bois. Elle a déposé le pot en verre contenant le miel sur la table. La boisson était chaude et très parfumée. Très revigorante, aussi.

Nous avons profité du moment pour discuter de l'évolution de ma situation, assis l'un en face de l'autre. Laëth voulait savoir si je réalisais bien ce qu'impliquait ma demande.

-Rien ne me rattache à ma vie là bas. Mon père ne m'aime pas vraiment. Il préfère mon frère cadet, Paul. Plus docile, plus intéressé par ses affaires.

-Et ta mère ?

Laëth était attentive. Ses prunelles ambrées ne me quittaient pas.

-Ma mère est morte, pour tout te dire. A la naissance de mon frère. Elle n'était pas assez forte pour rester parmi nous. Enfin, c'est ce que m'a expliqué mon père.

Une vague d'émotion m'a pris par surprise.

-Je n'ai que peu de souvenirs d'elle, en fait.

-Ton père vous a élevé seul ?

J'ai hoché la tête. Je lui ai résumé notre vie, à Paul et moi, remplie de professeurs, de gouvernantes et de précepteurs. Mais vide de notre père, absorbé dans ses affaires.

 

Partager cet article
Repost0
23 mai 2018 3 23 /05 /mai /2018 20:30

Les jours, les semaines se sont enchaînées tandis que ma guérison progressait. Laëth m'impressionnait toujours autant, tant pour son savoir que pour sa réelle gentillesse. J'avais appris à connaître Côme et Thorgal; lesquels se sont finalement révélés plus sympathiques qu'à notre première rencontre. L'un était ébéniste, l'autre bûcheron et pratiquaient la chasse ensemble depuis l'enfance. Laëth, pour sa part, se montrait discrète quant à ma vie. Elle a été réellement surprise d'entendre mon histoire de noces arrangées. Surprise et révoltée.

-On ne dispose pas de la vie de son fils comme d'un bien !

Sa colère m'a réchauffé l'âme. Je me sentais bien dans cette demeure. A ma place. En quelques semaines de soin attentifs, la plaie s'étaient résorbée. Elle venait plusieurs fois par jour m'aider à me lever et à faire quelques pas dans ma chambre. Je fatiguais vite au début. Ma jambe, engourdie, refusait de m'obéir. Elle me relevait patiemment à chacune de mes chutes. L'onguent du début, cicatrisant, avait fait place à une lotion sirupeuse. Celle-ci laissait une sensation de chaleur dans ma chair. Nous étions au milieu de l'hiver et le paysage depuis ma fenêtre se faisait nostalgique. Le jardin que j'apercevais dormait paisiblement, certains arbustes dissimulés sous des cocons de paille. Quelques maisons au loin clignotaient quand le soir tombait. Toute cette quiétude me faisait énormément de bien.

Je n'avais pas envie de repartir. Je n'avais pas envie de quitter cette maison, ni son habitante. Laëth était devenue le centre de mon monde. Douce et forte, elle m'encourageait à chaque pas de plus. Ses mains, si fortes pour me soutenir pendant l'effort, se faisaient douces pour soulager mes douleurs. Car j'avais appris que la flèche qui m'avait touché avait été enduite de sonodor, une substance narcotique puissante qui paralyse la proie si le carreau ne s'avère pas mortel. Dans mon cas, il s'était avéré que cette potion était entrée au plus profond de ma chair. Ce qui expliquait mes difficultés à reprendre le contrôle de ma jambe.

 

            Un matin, une sensation étrange m'a tiré des limbes du sommeil. Comme des larmes sur mon visage. Lorsque j'ai ouvert les yeux, j'ai reçu une goutte droit en plein dedans. Surpris, je levais la tête et j'ai alors aperçu un trou dans la toiture. Lorsque j'ai appelé Laëth pour la prévenir, sa réponse m'a laissé sans voix.

-C'est l’œil de la Déesse. Pour qu'Elle puisse te guérir aussi.

Je n'avais pas décelé cette flamme, mystique, en elle jusqu'alors. J'étais habitué aux médecins et autres soigneurs de chez moi qui séparent l'âme du corps dans leurs remèdes. Ce qui n'était pas le cas de Laëth. A chaque fois qu'elle m'administrait un soin, elle chantonnait ou murmurait dans une langue que je ne comprenais pas. Comme elle le faisait ce matin-là, massant ma chair de son onguent, chuchotant des prières tandis que j'observais ce curieux trou. Il avait réellement la forme d'un œil, et s'il n'était pas très grand, ni sa forme ni sa position n'étaient dues au hasard. La douce chaleur a commencé à irradier dans ma jambe.

-Aujourd'hui, nous allons tester les escaliers.

Je me suis redressé sur les coudes pour l'observer. Elle était parfaitement sérieuse.

-Ta plaie est guérie, ne crains rien.

-Ma démarche est encore malhabile,

-Justement, Luc. Sans compter que tu dois en avoir assez de rester ici,

Elle n'avait pas tort sur ce dernier point. Tout doucement, elle m'a aidé à me lever, m'a guidé à travers la pièce. Elle m'a piloté jusqu'en haut des escaliers.

-Tu me fais confiance, Luc ?

Ses yeux d'ambre étaient rivés sur moi.

-Oui, Laëth.

Avec fermeté, elle me tenait les mains tandis qu'elle descendait d'une marche. Je ne la quittais pas des yeux tandis que mon pied cherchait la première marche.

-Ta jambe est guérie, Luc. Crois-moi.

C'est ainsi qu'avec force encouragement et douceur, Laëth m'a aidé à descendre jusqu'au premier palier. Mes premiers pas se sont faits hésitants. Mais au fur et à mesure de la descente, j'ai pris un peu d'assurance.

-Tu vois ? Ton corps se souvient.

Je me suis senti envahi par une vague de gratitude qui m'a empêché de répondre. Le premier étage comportait deux pièces : la chambre de Laëth et une pièce réservée au bain et à la lessive, à en juger par l'énorme baquet en son centre. Pour la deuxième volée de marches, elle a posé l'une de mes mains sur le mur, conservant l'autre dans la sienne. Avec précaution, je commençais à descendre. C'est alors que j'ai trébuché. Jamais je n'ai su le pourquoi de ma chute. Juste que je suis tombé sur elle, mon corps l'écrasant totalement sur le sol de la pièce principale. Je tentais aussitôt de me dégager, paniqué à l'idée de l'avoir blessée.

-Oh Seigneur, Laëth ! Laëth ! Ça va ?

Je me suis assis à côté d'elle et je l'ai secouée vivement. Elle est revenue à elle au bout d'un moment qui m'a paru atrocement long. Je me sentais misérable. J'ai commencé à m'excuser.

-Je vais bien. Juste une bosse et encore. Mais toi ? Fais voir ta cheville.

Sans me laisser le temps de protester, elle a commencé à palper ma cheville. Qui s'est avérée douloureuse. J'étais mortifié de l'avoir blessée. Je me suis assis péniblement sur le banc accolé à la table. Je me serais donné des claques. Elle a boité un peu jusqu'à une étagère où elle a pris un pot sombre et un bandage avant de venir s’asseoir près de moi.

-Je ne sais que dire, Laëth. Je suis vraiment désolé...

Elle m'a fait taire d'un doigt posé sur mes lèvres.

-Ce n'est rien. Tu es tombé, c'est tout. Montre-moi cette cheville.

Sans chercher à protester davantage, je lui ai abandonné ma cheville.

-Décidément... Le carreau, la cheville... Ça va. Ce n'est qu'une foulure. Rien de grave.

Elle s'apprêtait à se lever, lorsque je l'ai retenue par le bras. Ses yeux ont plongé dans les miens, surpris, attentifs,

-S'il te plaît, Laëth... Laisse-moi te soulager à mon tour...

Elle m'a observé un moment en silence. Puis, elle a posé sa jambe sur mon genou. Elle portait une tunique longue sur des chausses ajustées. J'ai ôté sa botte avec précaution. Elle m'observait tandis que je palpais délicatement sa chair. Sa peau était vraiment pâle. Pâle et douce. Je commençais à masser l'endroit douloureux sitôt localisé. Mes mains tremblaient malgré moi. Je sentais une étrange émotion s'emparer de moi, agréable et douloureuse à la fois, tandis que je soignais la guérisseuse. C'est ainsi que mon destin a bifurqué. Dans cette étrange masure, dans cette cité mythique, une nouvelle voie s'est ouverte à moi. Elle a remis sa botte dès le massage terminé.

-Merci, Luc. Vas te laver les mains. Il ne faut pas garder la douleur d'autrui sur soi.

Ce que j'ai fait, au petit baquet posé près de la fenêtre. Je sentais qu'elle m'observait, qu'elle m'étudiait presque. Je sentais son regard perspicace courir sur moi.

-Tu es doué, Luc.

Je l'observais à mon tour. Son regard pétillait, un sourire en coin étirait ses lèvres. Ce n'était pas un compliment. C'était bien plus que cela. Toutefois, elle n'a rien ajouté sur le moment. Elle est allée ranimer le feu sous la marmite avant de poser deux assiettes sur la table.

-Après manger, nous irons à la Commanderie. Maintenant que tu es mobile, il est temps de statuer sur ton sort.

L'idée était loin de m'enchanter. Et je le lui ai fait savoir, sans rien cacher de mes sentiments.

-Tu n'es pas des nôtres, Luc. C'est la règle.

Je ne voulais pas partir. La vie que j'avais abandonné derrière moi me paraissait insipide à présent.

-Ne te tourmente pas, Luc.

Son ton confiant a suffi à m'apaiser.

Partager cet article
Repost0
16 juillet 2017 7 16 /07 /juillet /2017 23:50

https://www.edilivre.com/catalog/product/view/id/785655/s/que-justice-soit-faite-255fec0683/#.WWv7uITyjIU

 

Voici le lien pour acheter en ligne mon livre "Que Justice soit faite !" paru chez Edilivre. D'ici la rentrée, il sera disponible sur les plateformes traditionnelles (Fnac, Amazon, etc) et commandable en librairie !

Mais pour l'heure, le site des Editions Edilivres vous tend les bras ! 

Enfin vous aurez la suite (et la fin) des aventures de Nicole ;) 

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Le blog de Plume de Nuit
  • : Ceci est le blog où je publie l'histoire que j'écris depuis quelques années maintenant. En espérant peut-être un jour être publiée.
  • Contact

Recherche

Archives

Liens