Aux mètres se sont ajoutés des mètres, aux kilomètres d'autres kilomètres et mon sentiment de désespoir ne faisait que croître. Je voyais au loin les fortifications de ma ville se rapprocher. Mon bercail, comme aimait l'appelait mon père. Mon père... Je redoutais son accueil. J'ai franchi la porte de la ville avec détachement, je me sentais comme un visiteur. La rue était pleine de cris et de mouvements. Les gens parlaient fort, pour couvrir les bruits des chevaux et des charrues. Des poules, des cochons même se partageaient l'espace avec les piétons, en une cacophonie de sons et de couleurs. Je traversais la ville en me tenant loin des maisons, m'épargnant ainsi le désagrément de recevoir des seaux d'ordures. La plupart des gens m'ignoraient, certains toutefois me dévisageaient. Ma mise devait les étonner. Sans compter le fait important que j'étais le fils aîné du plus gros négociant de la région et que ma fugue avait due faire le choux gras de toutes les commères du coin.
J'arrivais finalement devant chez moi, curieusement détaché. Je notais distraitement que les volets avaient été repeints. Ils étaient bleus à mon départ, ils étaient maintenant rouges. Je tapais à la porte. Le valet qui est venu m'ouvrir est resté un moment muet de surprise.
-Messire Luc ? Est-ce bien vous ?
Il m'a ouvert la porte en grand. Puis il m'a abandonné dans le vestibule pour aller avertir mon père. L'heure de vérité approchait. J'ai entendu son pas lourd et cadencé et j'ai rassemblé mon courage. Il s'est arrêté à quelques pas de moi, éberlué.
-C'est bien toi, mon fils ?
Je me suis contenté de hocher la tête. J'étais heureux de le voir, à ma plus grande surprise. Je ne savais malgré tout pas à quoi m'attendre de sa part. Il essayait de faire bonne figure, il essayait de maîtriser ses sentiments. Il a franchi la distance entre nous pour me prendre dans ses bras.
-Enfin te voilà ! Dieu merci ! Nous étions morts d'inquiétude ! Où étais-tu ?
-J'ai été blessé, Père. Incapable de bouger pendant des mois. Mais je vais bien maintenant.
Je le laissais me détailler, nerveux. Hormis mes bottes, tous mes vêtements venaient Amôn Dhin.
-Tu dois avoir faim. Vas te restaurer, le temps que j'en termine avec mon visiteur.
Ainsi donc, c'était là la raison de son calme apparent : un visiteur. Une chance pour moi. Du moins pour le moment. Je filais donc dans les cuisines, sans un mot de plus. Là bas l'accueil y a été beaucoup plus chaleureux. En effet, Bonnie, la cuisinière, régnait en maîtresse absolue de ces lieux. Je la connaissais depuis toujours. Elle était comme une mère pour moi et c'était réciproque.
-Monsieur Luc ! Vous enfin !
Elle m'a attiré à elle et m'a serré dans ses bras, émue jusqu'aux larmes.
-J'avions dit à sa Seigneurie que vous alliez bien finir par rentrer ! On s'est tous fait un sang d'encre ! J'ai pas arrêté de prier Marie pour qu'elle vous rende !
Et de se signer entre chaque phrase. Elle a posé devant moi une écuelle, un gobelet, puis du pain frai, du fromage de chèvre et du miel. Pour Bonnie, la santé passait par l'estomac.
-Je vais bien, Bonnie.
-Sa Seigneurie était furieuse de votre... fugue. Il a tempêté pendant des jours. Maintenant, il est calme.
-Où donc est Paul ?
-Parti étudier à Bordeaux.
Très malin, petit frère. Se tenir loin de l'ire paternelle.
-Rentre t-il parfois ?
-Fort peu. Mais je gage qu'un courrier va lui être envoyé. Rapport à vot' retour, voyez ! Ohhh je suis si contente !!
Je mangeais un moment en écoutant Bonnie me raconter les derniers potins. Je me suis laissé bercer par cette ambiance familière, ces odeurs domestiques, si différentes de celles de la maison de Laëth. J'étais de retour à la maison.
Après mon repas, je me suis réfugié dans ma chambre. Elle était poussiéreuse mais les draps étaient propres. J'étais morose. Je savais que j'allais devoir rendre des comptes à mon père. Des comptes précis. Je décidais de ne pas lui parler d'Amôn Dhin. Il ne me croirait pas. Pour lui, cette cité était mythique et les Elfes des engeances diaboliques ou des contes de bonnes femmes, dans le meilleur des cas. Pas un mot non plus de Laëth. Surtout pas de Laëth. À moi de broder une histoire crédible. J'ai lu distraitement un recueil de poésie, oublié sur ma table de chevet.
J'ai dû sombrer dans le sommeil car les coups frappés à ma porte m'ont réveillé en sursaut. La pièce était sombre, le jour se couchait. Combien de temps avais-je dormi ? Un moment désorienté, j'ai failli appeler Laëth. Puis j'ai reconnu ma chambre. J'allumais une bougie et allais ouvrir. Sur le seuil, Victor, le valet, attendait, la mine grave.
-Sa Seigneurie vous réclame dans son bureau, Messire.
-Très bien. J’arrive.
J'ai remis mes bottes et j'ai suivi Victor. Il a toqué pour moi à l'huis du bureau paternel, me l'a ouverte et s'est effacé pour me laisser entrer.
-Bonsoir, Père.
La porte s'est refermée avec un miaulement sinistre. Mon père était assis, très digne, à sa table de travail. Il brassait de la paperasse.
-Assieds-toi, Luc.
Il a attendu que je prenne place sur le siège pour se lever, m'obligeant à lever les yeux.
-Mon fils, sache tout d'abord que je suis très heureux que tu sois revenu. Mais je dois te dire que ton …départ m'a profondément blessé.
-Père, je...
D'un geste, il m' fait taire. Ses yeux sombres luisaient à la lumière des lampes. Il a commencé à aller et venir dans la pièce, ne pouvant rester immobile.
-Oui, j'ai été blessé, meurtri de ta … fugue. C'est indigne, lâche. As-tu pensé à ta promise en fuyant ainsi ? Au déshonneur auquel elle a dû faire face ? Pauvre Annabelle ?
Oh que oui, j'avais pensé à elle... C'est bien pour cette raison que j'avais déguerpi ! Je me suis gardé toutefois de lui faire part du fond de ma pensée. L'orage avançait bien assez vite à mon goût.
-Fils, dis-moi juste une chose : où étais-tu pendant tout ce temps ?
Le cœur du problème. Car j'imaginais très bien qu'il a dû me chercher absolument partout. Tous les serfs et les vilains ont dû voir leur masure fouillée, retournée de fond en comble. Mes amis ont dû être interrogés soigneusement, ce qui explique en partie leurs regards en coin lorsque je les avais croisé tantôt. Mon père avait l'orgueil chatouilleux et mon départ avait dû allumer un vrai brasier.
-Où étais-tu, Luc ? Tu es parti pendant des mois...
Il se faisait pressant. Il était tout près de moi, me regardant depuis sa hauteur. J'allais devoir trouver une réponse.
-Père, comprenez... J'ai été blessé. J'ai dû rester immobile pendant des mois.
-Qui t'a soigné ? Qui donc ?
-Une guérisseuse.
Je l'ai vu grimacer, le nez froncé. Sa confiance n'allait qu'aux médecins. Il m'a considéré un moment en silence. Sa colère montait. Maintenant que j'étais devant lui, seul à seul, j'allais subir ses foudres.
-Te rends-tu compte de l'humiliation que j'ai subi ? À cause de toi, j'ai dû payer une compensation au père de ta promise !
Je commençais à me tasser, l'orage paternel allait s'abattre sur moi.
-Le double de sa dot ! J'ai dû verser à son père le double de sa dot ! Imagine-tu la somme que ça représente ? Tout ça parce que tu as été trop couard pour accepter ton rôle !
-Père, je ne saurais épouser une femme que je n'aime pas ! Ce n'est pas honnête !
-Tais-toi ! Honnête ? Honnête ? Que sais-tu de l'honnêteté ? Tu creuses ma ruine !
La colère montait de mon côté aussi. Il me traitait comme un vaurien, un moins que rien. Son mépris me mettait en colère.
-Vous vouliez que je l'épouse pour améliorer vos affaires ! Quel père vendrait son fils de la sorte ?
La gifle m'a percuté avec une telle violence que j'en tombais de mon siège. Il m'a regardé, gisant au sol, la lèvre en sang, ses traits déformés par la fureur. Il a continué un long et pénible moment. Tout à sa fureur et à sa frustration, il a fait pleuvoir sur moi des coups que j'encaissais plus ou moins comme j'ai pu. Je n'avais pas pris une telle raclée depuis mon enfance. J'ai redressé la tête lorsque l'averse de coups s'est calmée. Mon père écumait encore de rage, je le voyais bien, mais il ne comptait plus me rosser. Une bonne nouvelle, vraiment. Je me suis rassis, sans chercher à faire bonne figure. J'avais mal au ventre, au dos également et au visage. J'ai écouté d'une oreille distraite ses récriminations, qui couraient toujours sur son humiliation et son honneur bafoué. Mes pensées allaient vers Laëth : ses soins auraient été bienvenus ce soir. Comprenant que ses reproches ne m'atteignaient pas, et qu'ils ne changeraient rien à la situation, ayant enfin étanché sa colère, il m'a renvoyé dans mes appartements. Dans le couloir, je croisais Victor. Il m'a dévisagé, l'air navré.
-Allez voir Bonnie, Messire. Elle vous attend.
Car la colère paternelle avait dû faire trembler les murs de la maisonnée , nul doute là dessus. Effectivement, Bonnie m'attendait et bien qu'elle devait savoir à quoi s'attendre – ce n'était pas ma première raclée – elle n'a pu s'empêcher de blêmir en me voyant.
-Oh grand Dieu, Monsieur Luc ! Dans quel état vous êtes !
-J'ai été un méchant garçon, Bonnie...
-Viendez vous asseoir là que je regarde.
Avec une infinie douceur, elle a nettoyé mon visage. J'essayais de ne pas me plaindre. Toutefois, les sentences de Laëth me revenaient en tête : crier chasse la douleur ; ce n'est pas une honte d'avoir mal quand on est blessé, c'est une preuve qu'on est vivant.
Mais ici, dans mon monde, un homme ne devait pas montrer sa douleur. Sans compter que je ne voulais pas accorder ce plaisir à mon père. Sa réaction et son comportement m'avaient plus que jamais conforté dans ma volonté de rejoindre le peuple Amôn Dhin.
-Misère, Monsieur... Je n'ai rien pour vous soigner... Vous risquez attraper du mal avec vos blessures...
Je me suis souvenu de la maison de mon amie et de ses pots d'onguents et d'herbes. Les mêmes, ou presque, étaient alignés dans cette cuisine. Péniblement, je me suis dirigé vers l'étagère où Bonnie rangeait ses aromates, essayant de me souvenir d'une recette de cataplasmes pour soigner ma joue, là où la bague de mon père m'avait percuté. Je mélangeais les plantes avec un peu de miel, sous l’œil rond de Bonnie.
-Où donc avez-vous appris tout ça ?
-Je te l'ai dit, Bonnie, j'ai été recueilli par une guérisseuse. J'ai juste observé ce qu'elle faisait.
Elle m'a glissé un regard en coin, mais n'a rien ajouté tandis que j'étalais le mélange sur ma peau. Ma lèvre me faisait vraiment mal. Avec précaution ,je tâtais mes côtes, mais non, elles n'avaient pas été cassées. Une chance au vue de la correction que j'avais reçu.
Après mes soins, Bonnie m'a proposé un peu de nourriture, bien que l'heure du souper ait largement été dépassée. Je notais en passant que mon père ne m'avait pas fait chercher pour manger avec lui. Certes, je devais dormir alors, mais dans mon souvenir, il était intransigeant sur l'heure des repas. J'ai donc mangé une part de ragoût avec appétit, mâchant lentement pour le cas où la rouste paternelle m'aurait cassé une dent. J'en ai eu d'ailleurs confirmation lorsque j'ai mordu dans un os. J'ai craché le morceau de dent sans pouvoir m'empêcher de jurer. Ma molaire ainsi mutilée présentait sous ma langue une arrête tranchante particulièrement désagréable.
-Ce n'est pas de cette façon qu'il va me rallier à sa cause ! Je crois bien d'ailleurs qu'on n'en est plus là !
-Je ne sais pas quoi vous dire, Messire...
Bonnie était malheureuse de me voir ainsi. Je tentais de faire diversion et j'entamais une discussion volontairement frivole. Elle est entrée dans mon jeu et m'a tenu compagnie jusqu'à la fin de mon repas. Puis Victor m'a éclairé le chemin jusqu'à ma chambre.