Chapitre 9
Le choc de cette découverte m'a laissé plusieurs minutes dans l'incapacité de parler. Nicole m'a fait la grâce de ne rien ajouter, me permettant ainsi de me reprendre. Son regard était certes posé sur moi, mais on la sentait absorbée dans ses souvenirs. Quant à moi, je l'observais à la dérobée. La jeune femme qui était là, nonchalamment assise dans mon fauteuil avait au bas mot 450 ans ! Qui était-elle ? Mieux encore : qu'était-elle ? Je devais me résoudre à l'évidence : quoi qu'en dise son apparence, elle ne devait pas, elle ne pouvait pas être humaine. Parce qu'à ma connaissance, aucun être humain peut prétendre avoir 450 ans et avoir l'apparence d'une jeune femme de 30 ans ! A moins qu'elle se joue de moi. L'argument principal contre cette théorie était que je ne voyais pas du tout quel but elle cherchait à atteindre en me racontant cette fable. Raconter son histoire à un pauvre flic surmené comme moi n'était pas le meilleur moyen pour atteindre la célébrité, si c'était là ce qu'elle recherchait. Pendant que mon esprit turbinait à plein régime, elle se contentait de rester assise face à moi, calme et silencieuse, ses iris brillants se promenant dans le salon. Lorsque j'ai voulu m'allumer une cigarette, je me suis rendu compte que mes doigts tremblaient. "Donc, si je résume, vous êtes née près de Florence voici environ 450 ans.
- Oui
- Et vous avez fini par vous échapper de l'orphelinat où vous viviez.
- C'est tout à fait exact, mon cher Rémi. Je me suis échappée de cet affreux endroit avec ma meilleure amie d'alors, Priscilla. On était au mois de février. Je me souviens qu'une fois hors de l'enceinte, nous avons couru de toutes nos jambes. Chaque minute qui passait nous rapprochait de l'heure du réveil, juste après laudes, et donc du moment où notre fuite serait découverte. Croyez-moi, nos pas résonnaient sur les pavés de la rue et le vent avait beau être glacial, rien ne nous aurait fait faire demi-tour, à moins d'y être contraintes. Et on faisait tout notre possible pour que ça n'arrive pas, vous pouvez me croire !
- Elle avait le même âge que vous ?
- Non. J'avais un peu plus de six ans à cette époque. Priscilla devait avoir deux ou trois ans de plus que moi. Elle était aussi blonde que je suis brune. Nous avons lié connaissance dans la cours ; elle était arrivée le même jour que moi. Nous avons tout de suite sympathisé. Elle était charmante, gaie et fraîche. Elle avait de magnifiques cheveux bouclés. Elle adorait jouer avec. Mais le règlement de l'orphelinat voulait que les cheveux des fillettes soient coupés le plus court possible. D'une part, ça évitait la propagation des parasites comme les poux. Et d'autre part, raison plus officieuse, les s--urs considéraient que les cheveux courts étaient un excellent remède contre le péché d'orgueil…" Je voulais dire quelque chose, exprimer ma compassion, mais rien de pertinent ne me venait à l'esprit. "Notre fuite éperdue dans les rues de la ville nous a conduit dans des quartiers malfamés. N'étant pas de Florence, je ne connaissais pas suffisamment la ville pour pouvoir m'y orienter et Priscilla n'était pas mieux lotie que moi. C'est ainsi que nous avons couru comme si le diable en personne était à nos trousses, sans avoir le moins du monde une idée de notre destination. Lorsque nous nous sommes enfin arrêtées, hors d'haleine, le soleil était levé depuis déjà quelques heures. Nous nous sommes cachées au coin d'une ruelle, blotties l'une contre l'autre, tels deux oisillons tombés du nid. C'est alors que nous est apparue une évidence douloureuse : nous n'avions pas de plan pour survivre ! Nous avions fomenté notre fuite, mais aucune de nous n'avait réfléchi à la suite des événements. Lorsque l'horreur de la situation nous est apparue, nous avons fondu en larmes. " En la contemplant dans mon salon, je me suis souvenu de son intervention musclée, digne des meilleurs films américains. L'imaginer en détresse au point de sangloter dans une rue m'était par conséquent très difficile. "Comme vous devez vous en douter, la rue n'était pas l'endroit idéal où vivre. Mille dangers nous guettaient : la mort était une voisine omniprésente.
- Deux fillettes perdues étaient des proies faciles
- C'est rien de le dire ! Des proies idéales, vous voulez dire ? Deux petites filles perdues, sans aucune famille pour les protéger…
- Comment vous en êtes-vous sorties ?"
Elle a exhalé un long soupir. Me croyant indiscret, j'ébauchais des excuses qu'elle a arrêtées d'un geste. "L'ironie du sort a voulu que nous soyons sauvées par d'authentiques filles du péché." Je restais un moment silencieux, attendant la suite. "Nous avons été découvertes par une courtisane. Elle s'appelait Lily Rose. Elle nous a trouvé tandis qu'elle raccompagnait son client. Je ne sais comment elle nous a vu, tout ce que je sais c'est qu'elle nous a conduit à l'intérieur de la maison close. Les autres filles présentes nous ont accueilli chaleureusement. Dans ce lieu où la luxure était un commerce, j'ai reçu les premières démonstrations d'affection depuis le décès de ma mère. Car, malgré leur profession, ces femmes étaient promptes à distribuer caresses et réconfort gratuitement. Cet endroit ne payait pas de mine vu de la rue, mais l'intérieur n'était que tentures, tapis et rideaux, dans des tons riches et lumineux : or, pourpre, blanc… Un fort parfum musqué planait dans la maison, mêlé à des relents d'alcool et de tabac." Son regard avait entrepris l'observation minutieuse de mon tapis. Sa voix était douce et chantante, comme si par moment l'accent de son enfance lui remonter aux lèvres. "Une des filles, une magnifique rousse du nom de Josépha, est arrivée dans le salon avec un plateau chargé de fruits et de biscuits. Ce repas fut divin et pas seulement à cause des mets. Nous avions réalisé que depuis des années, nous étions libres. Ces femmes sentaient vraiment bon, leurs parfums se mélangeaient de façon enivrante et, associés à leur cajolerie, ont eu raison de nous. Entendez par là que nous sommes littéralement tombées de fatigue au milieu des coussins et des soieries. Josépha, ou l'une de ses consoeurs, nous a porté dans l'une des chambres à l'étage. D'une part, nous serions plus à l'aise pour nous reposer. Et d'autre part, soyons honnêtes, la présence de deux fillettes, sorties de nulle part, sales et échevelées, dans le hall d'entrée d'une maison close est très mauvaise pour la prospérité des lieux." Elle a ponctué sa dernière phrase d'un petit rire, mais vide de toute joie. "Vous y êtes restée longtemps ?" Ma question m'est apparue très indiscrète, mais aucune autre ne m'est venue à l'esprit sur le moment. "Deux ans, en tout et pour tout. Elles nous ont gardé dans ce lieu à la seule condition que nous aidions à l'intendance. Bien entendu, nous avons tout de suite accepté, tant la perspective de vivre seules dans la rue nous épouvantait. C'est ainsi que pendant deux ans, nous nous sommes transformées en fées du logis, lavant le sol, la vaisselle, le linge, rangeant, récurant du matin au soir.
- Vous n'étiez pas maltraitée, au moins ?"Ses iris luisants se sont attardés sur moi un moment. Leur fixité m'a mis un peu mal à l'aise. Sans doute s'en est elle rendue compte car son regard a dévié vers la table basse et les millions de bricoles posées dessus. "Non, bien au contraire. Flora tenait cet endroit d'une main de fer, mais jamais elle n'a punit sans raison. Des années plus tard, j'ai compris qu'elle n'était pas propriétaire de la maison et qu'une bonne partie des revenus des filles permettait de payer le loyer. Arrangement étrange, mais qui fonctionnait.
Quand j'ai eu huit ans, Priscilla avait déjà fêté ses onze ans. Elle était devenue une splendide enfant, ses boucles blondes avaient repoussé et lui cascadaient dans le dos .Ma propre chevelure avait déjà cette noirceur d'encre qu'ils ont aujourd'hui et se répandaient sur mes épaules en lourdes boucles soyeuses
Par commodité, nous les maintenions attachés." Alors que mon esprit se remplissait à nouveau d'images, entraîné par son récit, elle s'est arrêtée net. En l'observant un moment, j'ai perçu une certaine gêne chez elle. Je n'en comprenais pas la cause. Comment l'aurais-je pu? Ne sachant quoi dire, j'ai gardé le silence. Elle a exhalé un long soupir avant de reprendre."Un jour .Priscilla est venue me voir. Elle était en train d'étendre la lessive dans la courette lorsque Flora était venue la trouver. Elle voulait avoir un petit entretien avec elle après ses corvées. Mon amie était inquiète ; Flora ne prenait jamais quelqu'un à part sans raison. Ne la voyant pas venir, elle alla la chercher dans la cuisine. Mais celle qui revint plus tard était souriante et portait une adorable robe rose. Elle m'expliqua alors que le soir même, elle allait faire son entrée dans le monde des grandes. Méfiante de nature, je lui demandai ce qu'elle voulait dire. Elle avait l'air toute excitée et ses beaux vêtements m'intriguaient. Avec force piaillements, elle me raconta que selon Flora, elle avait attiré l'attention d'un riche client. Ce dernier était disposé à débourser une petite fortune pour passer la soirée avec elle."
Je n'ai pas mis longtemps à comprendre ce qui l'avait intéressé, ce riche client!
"Comprenez Rémi, qu'à l'époque, ce genre de goût n'était pas approuvé de façon officielle. Mais c'était toléré, au même titre que l'intérêt de certains hommes pour des adolescents ou les jeunes garçons. C'est ainsi que le soir, après le frugal repas que ces demoiselles prenaient avant de commencer leur soirée, Priscilla, vêtue d'une robe rose et blanche, longue et légère, attendait nerveusement l'arrivée de cet homme. Flora lui fit avaler un petit verre de vin rouge, lui caressant ses longs cheveux dorés pour la rassurer. Mon amie les avait lavé, longuement brossé et parfumé.
Tout d'abord, on entendit les sabots des chevaux, puis le bruit des talons dans la rue. Trois coups secs furent frappés avant que Myriam n'aille ouvrir.
- Cet homme était-ce Ricardo di Médicis ?</SPAN>
- Non. Jamais je n'ai su son nom. Et peu m'en chaut d'ailleurs ! Il était immense, du moins à mes yeux de petite fille. Il prit mon amie par la main et l'entraîna à l'étage. Je ne la revis que le lendemain matin."Les traits de Nicole exprimait une telle douleur que j'ai fini par ressentir moi aussi sa peine. "Elle est venue me voir, alors que j'étais déjà à pied d'--uvre. Elle avait remis ses vieux vêtements. Ses yeux étaient rougis et ses traits crispés. Je n'osais pas l'interroger. En fait, au souvenir de son air de fierté juvénile, j'étais déjà étonné qu'elle me parlât à nouveau.
Après plusieurs minutes de silence, elle me raconta sa soirée en quelques sanglots étouffés. De l'odeur de l'homme, du corps de l'homme contre le sien, de ses mains sur son frêle corps de fillette, de son poids sur elle. Et bien sûr, de la douleur. Flora avait omis de lui en parler, à dessein je suppose. Sans quoi jamais elle ne serait montée avec lui. Cette douleur brève, fulgurante et si intense, cette impression de déchirure certes silencieuse mais perçue par chaque fibre du corps comme le cri de l'innocence à jamais perdue." Que dire après ça ? M'excuser pour tous les hommes de la terre ne changerait rien. Pourtant une partie de moi voulait le faire ; je réprimais cette envie. "Ce qui est étrange, voyez vous Rémi, c'est que c'est cet homme qui conduisit mon cher Ricardo en ces lieux.
- Comment ça ?
- D'après ce qu'il m'expliqua plus tard, cet homme lui avait parlé en terme élogieux de la maison de Flora. Ricardo étant curieux de nature, il décida de s'y rendre.
- Il fréquentait ce genre d'endroit ?" Ma question a fait courir un petit sourire sur les lèvres de ma visiteuse. "Pas au sens où vous l'entendez, Rémi… Quoiqu'il en soit, Ricardo vint un soir. J'étais très malade depuis quelques jours et je mangeais peu. Totalement incapable de tenir sur mes jambes, je gardais le lit sans pourvoir toutefois dormir.
-Vous aviez quel genre de maladie ?" Nouvelle question très indiscrète. Je m'attendais tellement à me faire réprimander que j'ai été surpris d'obtenir une réponse. "Honnêtement, je n'ai jamais su. Tout ce dont je me souviens c'est que la fièvre m'empêchait de faire mes corvées. Je délirais un peu aussi, je crois. J'appelais ma mère, pleurant lorsqu'on me disait qu'elle ne viendrait plus. Josépha resta près de moi, me consolant dans mes crises de larmes, m'appelant son "petit bout" ou son "bouton de rose"." Je voyais ses yeux briller dans la pénombre, et j'étais certain que ces merveilleuses pupilles n'en n'étaient pas seulement la cause. "Ma première vision de Ricardo di Médicis fut celle d'une grande silhouette se découpant dans l'embrasure de la porte. Il s'approcha de mon lit et demanda à Josépha de nous laisser seuls un moment. Il caressa longuement mes cheveux emmêlés et ses doigts m'ont paru délicieusement frais.
- Que vous voulait il ?
- Juste me voir pour le moment. Flora se méprit sur ses intentions et lui proposa de devenir mon premier client. Il la toisa de toute sa hauteur et son regard la fit bégayer. Il ne me manifesta pas d'attention spéciale ce jour là. Quand Josépha revint à mon chevet, je lui demandais qui était cet homme. Elle me regarda comme si je venais de nulle part, ses magnifiques yeux noisette écarquillés. Elle prononça son nom avec tant de respect dans la voix que je fus d'autant plus intriguée par mon mystérieux visiteur. Il revint les deux nuits suivantes, et toujours s'enquit il de ma santé. Il ne semblait pas s'intéresser aux charmes des filles de Flora. Cette dernière lui proposa même l'adresse de certaine maison de sa connaissance qui pourrait répondre à ses attentes s'il ne trouvait pas son bonheur dans ce lieu. Là encore elle reçut son regard glacé et battit en retraite. Il demanda à rester seul avec moi et s'assit sur le coin de mon lit. Je le regardais avec de grands yeux craintifs.
- Pourquoi donc ?
- Je ne comprenais pas ce qu'un homme de sa renommée pouvait bien vouloir à une petite fille insignifiante comme moi." Mon incompréhension devait se lire sur mes traits, car elle a jugé bon d'éclairer ma lanterne. "Les Médicis étaient des gens puissants à l'époque, comme vous le savez sans doute. Ricardo portait leur nom et son carrosse leurs couleurs. Sans être située dans les bas quartiers de Florence ; la maison close de Flora était pas non plus établie dans les quartiers les mieux famés de la ville. Qu'un homme tel que Ricardo de Médicis vienne dans cet endroit était un événement en soi. Priscilla passait tout le temps que ses corvées lui laissaient à mon chevet. Elle avait comme consignes de ne pas trop me fatiguer ; l'intérêt que ce noble personnage semblait me porter me garantissait autant de bons soins que possibles. Flora avait même fait mander un médecin pour qu'il me prescrive un remède. Malheureusement, ce brave homme n'a pu trouver la cause de mon mal. Tout ce qu'il a été capable de dire c'est que je souffrais d'une infection qu'il ne connaissait pas. Plusieurs jours durant, Ricardo ne vint pas. Flora finit par venir me trouver et m'interrogea sur le contenu de nos entretiens.
- Que voulait-elle donc apprendre ?
- Si je lui avais manqué de respect, par exemple. Ou si je l'avais repoussé. Mais rien de tel ne s'était produit. Simplement, il ne vint pas pendant plusieurs nuits. Sans aucune raison pour expliquer son comportement. D'autant plus qu'un noble tel que lui n'avait pas pour coutume de donner des explications.
- Il a fini par revenir ?" Ma question d'une naïveté touchante maintenant que je sais toute l'histoire a simplement surgit de ma bouche. J'étais totalement pris par son histoire. Cette petite fille, je la voyais dans ma tête. Nicole m'a souri tendrement. "Bien sûr qu'il est revenu, Rémi. Le bruit des sabots de son carrosse a résonné dans la rue. Puis un homme est entré et a demandé si je vivais encore. Flora assura que oui, mais l'homme insista pour me voir. Il la suivit dans les escaliers jusqu'à ma chambre. Elle ouvra la porte et s'effaça pour le laisser entrer." Son regard s'est durci tout à coup. Une impression étrange flotta sur ses traits un bref instant. Il avait le regard aussi bleu que celui de Ricardo était noir. Ses iris faisaient penser à deux gouttes d'eau glacée. Il était très grand et musclé, vêtu de sombre. Sa peau pâle ressortait par-dessus son long manteau de cuir. En le voyant ainsi entrer, Priscilla descendit précipitamment du lit et étouffa un hoquet de surprise. Moi-même, je me suis glissée sous les draps tellement son entrée me stupéfia. Une fois qu'il eut bien constaté que j'étais parfaitement vivante, bien qu'encore malade, il referma la porte et disparu de notre champs de vision.
- Qui était cet homme ? Vous le savez ?
- Oui. Plus tard j'appris son nom. Il s'agissait de Salmonéus Bismarck." Je n'ai pas été aussi étonné que je l'aurais cru. Sans doute qu'une partie de moi s'en doutait. Mais cette révélation a éveillé une certitude en moi : à l'évidence cet homme avait une longévité aussi prodigieuse que celle de ma visiteuse, sinon davantage. Je doutais en cet instant que les forces de police puissent sérieusement se mesurer à lui. Nicole Pavalli était donc à ma connaissance la seule à pouvoir en venir à bout. J'hésitais à décider si c'était une bonne ou une mauvaise nouvelle. Dans le doute je m'allumais une cigarette et prêtais une oreille attentive à son récit. "Quelques minutes plus tard, je vis entrer mon ami Ricardo. De sa voix mélodieuse, il invita Priscilla à nous laisser. Elle me consulta du regard et je la rassurais."
Chapitre 10
"C'est cette nuit là que Ricardo m'acheta à Flora." Elle prononça ces mots avec une telle banalité dans la voix que j'ai failli ne pas réagir. "Comment ça ? Vous avez été acheté ? Comme une … chose ?" J'étais atterré. Je ne comprenais plus rien. Elle se contentait de me regarder avec un petit sourire en coin. "Mon cher Rémi, vous êtes touchant. Ne comprenez vous pas que c'était là la seule et unique façon de m'avoir près de lui ? Je n'avais aucun parent pour me défendre. Aucun moyen de prouver que je n'avais pas été abandonnée aux bons soins de Flora. D'ici quelques années, je deviendrais une femme digne de l'intérêt des hommes qui fréquentaient l'établissement de Flora. D'une manière ou d'une autre, je devais rembourser ce que j'avais coûté à Flora. Je mangeais correctement, je ne subissais aucune violence.
- Mais quand même…, m'obstinais-je.
- Vous voyez ça avec vos yeux d'homme du XXe siècle. Mais en ces temps lointains, les enfants sans parents étaient à peine considérés comme des personnes à part entière. Priscilla et moi avions eu beaucoup de chance de tomber sur Flora et ses filles. Nous aurions pu faire bien pire rencontre la nuit de notre fuite. Du haut de mes huit ans, j'en étais parfaitement consciente, ne serait ce que parce que j'avais croisé en ville des enfants abandonnés dans les rues. Le spectacle n'était pas beau à voir, croyez moi. Quoiqu'il en soit, cette nuit là, il vint s'asseoir sur mon lit et prit ma petite main dans la sienne. Il portait une magnifique chevalière en or à la main droite et elle luisait dans la pénombre de la pièce. Il me parla doucement en me caressant les cheveux. J'étais très malade, me disait il, j'avais besoin de soins. Il voulait m'emmener chez lui pour s'occuper de moi. Si je voulais bien venir avec lui, bien sûr. Le voulais-je ? Je réfléchissais aussi sérieusement que mes huit ans me le permettaient de le faire à sa proposition. Vivre dans une jolie maison, manquer de rien, toutes ces choses me semblaient très attrayantes. Mais ce qui m'a décidé de venir avec lui, c'est le souvenir de mon amie en pleur après cette fameuse nuit. Je ne voulais pas connaître ça. La douleur m'effrayait quand j'étais enfant. Finalement, j'acceptais de venir avec lui. "Et Priscilla ?
- Je lui avais fait la promesse de revenir la voir le plus tôt possible. Nous nous sommes séparées en larme. Puis Salmonéus m'a pris dans ses bras et m'a emmené dehors. Il m'a installée dans la calèche, parmi de magnifiques coussins moelleux. Ricardo s'est assis à côté de moi et nous sommes partis dans la nuit. L'air frai pénétrait dans l'habitacle et j'en éprouvais un immense bonheur. J'avais chaud à cause de ma fièvre et ce souffle d'air était une bénédiction. Je ne me souviens plus de la durée du trajet, j'ai dû m'endormir. Ma première vision de la demeure de Ricardo di Médicis a été celle d'une bâtisse sombre et imposante. En entant, Ricardo a demandé à Salmonéus de me préparer ma chambre, et de veiller à ce que je sois bien installée. Puis il m'a pris par la main et m'entraîna vers les cuisines où m'attendait, me disait-il, une collation. Il devait être horriblement tard, mais la cuisinière était encore en uniforme. Les plats étaient chauds et parfumés. Mon premier repas dans cette demeure m'est apparu comme encore plus fabuleux que celui de notre arrivée chez Flora. Et dans un certain sens, il l'était.
-Pourquoi donc ?" Elle ne m'a rien répondu, laissant planer le suspens. Je ne comprenais pas les raisons qui l'avaient poussé à e raconter tout ça. Voulait elle que je comprenne ses motivations ? Probablement, mais pour l'instant, elles ne me sautaient pas aux yeux. "J'ai vécu longtemps dans cette demeure, vous savez. Ricardo engagea moult professeurs et répétiteurs pour mon éducation. Ils m'apprirent à écrire, à lire, à compter. Mais aussi à parler correctement l'italien, à apprécier le français, à aimer le latin et le grec. J'avais un professeur qui m'apprenait la musique, le chant. Toutes ces activités me tenaient occupée la journée. Les domestiques étaient à mes petits soins, bien que je ne sois pas capricieuse. Cette nouvelle existence dorée m'époustouflait.
-Et Ricardo ?
-Il passait le soir me voir, après dîner. Il tenait à ce que je lui raconte ma journée, ce que j'avais vu, ce que j'avais étudié. Je ne le voyais jamais la journée : il m'avait expliqué que ses journées étaient toutes entières occupées par son travail, sans jamais m'expliquer de quoi il s'agissait. "Ce en sont pas des choses que l'on raconte à des fillettes, tu sais. C'est terriblement barbant", me disait il sans cesse.
-Ne saviez vous pas ce qu'il faisait de ses journées ?
-Rien du tout, mon cher Rémi. Alors comme j'étais une petite fille curieuse, j'entrepris de questionner les domestiques. Je demandais à la cuisinière, Paméla. J'allais voir les valets, les servantes, cherchant à glaner des informations sur la vie de mon bienfaiteur.
-Et ?" Ma propre curiosité avait été éveillée. Je flairais le mystère. "Personne ne voulut éclairer ma lanterne, à mon grand dam. La plupart du temps, je me faisais gentiment détourner de mon but premier, surtout par Paméla qui me savait gourmande de sucreries. Mais parfois, telle servante ou tel valet me regardaient bizarrement. Ils ne disaient rien, mais je sentais leur malaise. Je ne le comprenais pas, bien sûr, mais je le sentais." L'éclat de ces yeux ne s'était pas altéré, mais elle semblait pensive. "Et Bismarck ? Ne pouvait-il pas vous renseigner ?
-Guère plus. En temps que son cocher personnel, il allait partout où son maître allait. Et puis, je vous avoue que déjà à cette époque, je ne l'aimais pas beaucoup. Je le trouvais trop froid, trop distant. Sa voix grave m'effrayait un peu. Sa stature m'impressionnait. De plus, je crois que lui non plus ne m'appréciait pas beaucoup. Il ne me parlait pas s'il n'était pas obligé et quand il le faisait, j'avais l'impression que c'était une corvée.
-Charmant…
-N'est ce pas ? Je pense qu'il croyait alors que je n'étais qu'une tocade de son maître et que Ricardo allait bien vite se lassait de moi.
-et ses plans ont échoué ?" Bien que je ne comprenne pas encore comment ni pourquoi, je sentais que ce Ricardo di Médicis était pour quelque chose dans l'exceptionnelle présence de ma visiteuse à quelques 4 siècles de l'époque qui l'avait vu naître. Elle esquissa un sourire avant de me répondre par l'affirmative. "Oui, ses vues ont échoué. Je n'étais pas une tocade de Ricardo. Bien que je ne comprenais pas pour quelles raisons il était venu me cherchait dans cette maison close, je sentais qu'il m'aimait et qu'il ne me voulait pas de mal. Plus je grandissais, plus il devenait attentif à mes désirs. Voulais-je me marier ? Voulais-je partir ? Ma réponse était non aux deux questions. Certes, je voyais parfois des jeunes gens. Entendez que lorsque j'ai eu l'âge, je tenais salon dans sa demeure. J'avais près de moi un chaperon qui veillait à ma vertu. D'ailleurs aux yeux de tous, j'étais la nièce de Ricardo di Médicis. On avait mis au point ce stratagème quelques jours après mon arrivée dans sa demeure. Mon éducation et mes manières faisaient de moi une hôtesse recherchée. Personne ne s'interrogeait sur l'absence de Ricardo, ce dernier passant aux yeux de tous pour un homme certes cultivé mais parois un peu fantasque.
-Et Salmonéus Bismarck dans tout ça?
-Il était toujours aussi froid avec moi, mais je ne le craignais plus. D'ailleurs cela ne lui plaisait pas beaucoup. Il a toujours aimé terroriser son monde. Le fait qu'il n'y parvienne plus avec moi suffisait à le mettre en colère parfois. Le seul avec qui il ne se risquait pas à se montrait impertinent ou mauvais, c'était Ricardo. Il était lié à lui par un lien de servilité que je ne comprenais pas alors. Il dormait dans une pièce pas très loin de la cave, et personne ne se risquait à y aller en le sachant à l'intérieur. Pas même moi." Elle s'est interrompue dans son récit, les yeux fixés sur la fenêtre. Elle a remis ses lunettes de soleil avec un petit sourire en coin. "Le jour va se lever, mon cher Rémi. Il est temps que je parte.
-Non, s'il vous plait. Restez." Piteux, je me tournais vers la fenêtre. Le soleil n'était pas encore levé. Ma montre indiquait les six heures du matin. Six heures du matin ! Je devais être à pieds d'--uvre pour patauger dans la semoule dans une heure ! Ma nuit allait être courte… Néanmoins, je ne voulais pas qu'elle parte. J'aurais été incapable de dire pourquoi, mais je voulais continuer à l'écouter me raconter son histoire. Même si c'était le plus énorme bobard jamais entendu de mémoire de flic, je voulais l'écouter. "S'il vous plait. Restez encore un peu.
-Non, Rémi. Vous avez besoin de dormir. Vous devez être en forme pour votre travail. C'est important." Je me faisais l'impression d'être un adolescent amoureux. Pourtant, je n'étais ni l'un ni l'autre. Le décès de Laura me déchirait les entrailles sitôt que je m'égarais à y penser. C'était comme si Nicole Pavalli m'avait envoûté. Impossible de dire si c'était sa voix ou son récit qui m'avaient ainsi ensorcelé, mais je voulais continuer à écouter les deux. "Je reviendrai. Demain soir. A la même heure qu'aujourd'hui. C'est promis." Tout en parlant, elle se dirigeait lentement vers la sortie. Elle prit mes mains dans les siennes, plongeant son regard dans le mien. Même masqués par ses verres, je sentais ses iris argentés sur moi. "C'est promis, Rémi. Demain soir, je reprendrai mon histoire. Faites de beaux rêves." Et avant que j'ai eu le temps de faire quoi que ce soit, elle déposa dans mon coup un baiser aussi brûlant que ses mains étaient fraîches. Le temps que je réagisse, la porte s'était fermée sur elle, me laissant comme souvenir de sa présence que des effluves de fleurs. Sonné, je marchais vers ma chambre. Tandis que je traversais le salon, une faible lueur attira mon regard. M'avançant jusqu'à la table basse, je me suis rendis compte que c'était la lumière de ma lampe qui jouait avec les boutons de nacre qui ornaient les gants de ma visiteuse nocturne. Les avait elle oublié ou laissé ici sciemment ? Aucune idée, mais une certitude. Freud avait raison : les actes manqués sont révélateurs…
Chapitre 11
Lorsque je suis arrivé au bureau, une pile de dossiers m'attendait déjà. Avant de me lancer dans leur étude, ce devait être les rapports des légistes, je me suis servi une tasse de café noir. Ma nuit avait été agitée, en plus de courte. J'avais l'impression d'avoir couru le marathon, tellement j'étais fatigué. La soirée d'hier avait un air d'illusion dans la froide lumière du commissariat. Se peut-il que j'aie rêvé cet entretien avec cette mystérieuse Nicole Pavalli ? J'avisais un collègue qui se préparait aussi un café. Après une bonne inspiration, je me décidais à l'aborder. "Excuse moi Jean-Marc, puis je te demander un service ?
-Bien sûr, mon vieux. Si je peux t'aider. Encore désolé pour Laura. C'est moche.
-Oui, comme tu dis, répondis-je, me contenant pour ne pas crier ma peine. Voilà, j'aimerais que tu fasses des recherches pour moi.
-Des recherches ? Quel genre de recherches ?
-C'est à propos de quelqu'un dont Laura m'a parlé avant de…" Je découvrais mon mensonge en même temps que ce pauvre Jean-Marc Puylong. "Pourquoi ne pas t'en chargé toi même ?" Je répondis à sa question en regardant d'un air malheureux la pile de dossiers qui attendait que tonton Rémi vienne la voir. J'en profitais également pour lui glisser le nom et le signalement de mon énigmatique visiteuse "Ok, je vois. Bon, il te les faut pour quand ces infos ?
-Le plus tôt possible. Encore une chose…
-Vas-y, dis moi.
-Discrétion sur ce service. Si jamais cette pauvre fille est hors du coup, le chef va me faire passer pour sénile et m'éjecter de l'affaire." Mon collègue me lança un regard en coin avant de m'assurer de sa discrétion. Pourquoi faisais-je ça ? Pas la moindre idée, sinon que tout ce mystère autour de cette femme commençait à me taper sur les nerfs. Si son histoire était vraie, alors mon système de pensées allait en prendre un sérieux coup dans l'aile. Et je n'étais pas prêt pour ça. L'esprit dopé par le café, je me suis assis à mon bureau, prêt à affronter leur contenu. Rien de bien réjouissant : les pages et des pages de rapport, avec des descriptions précises des différentes marques présentes sur les victimes, photos à l'appui. Puis quelques autres pages sur les infos recueillies au cours de l'enquête : témoignages des parents de la victime, fouille de l'appartement et autres divers notes figurant dans le dossier pour leur pertinence. Lire les dossiers des trois victimes ne m'a posé aucun problème : Antoine Sénéchal, Marie-Thérèse Lafosse et Jacqueline Gontier. Des noms d'une banalité affligeante, mais des trépas dignes des meilleurs romans noirs! Je m'en sis voulu d'avoir formulé à voix haute une telle opinion. Puis ça a été le tour du dossier de Laura. Je l'ai dévisagé un moment sans l'ouvrir, comme s'il allait me mordre. Pris d'une soudaine envie de grand air, je suis sorti faire un tour. J'avais eu une idée, mais ce qui l'avait motivé était tellement peu professionnel que je n'osais l'exposer. Je suis donc retourné à l'endroit du dernier acte de la vie de ma chère Laura. La circulation a été une bénédiction, car elle m'empêchait de ruminer des idées noires. Je savais que son corps sans vie avait été trouvé dans une ruelle près du Parc aux Sept Lions, lieu qui devait son nom aux sept statues de bronze qui encerclait son périmètre. Laura habitait tout près, à un pâté de maison de là, peut être. Que faisait elle si tard dans un tel endroit ? C'est la première question que le commissaire m'avait posée, et j'avais été incapable d'y répondre. Du reste, je n'avais pas encore mis les pieds sur les lieux du crime, vu que je n'avais été entendu que comme témoin. Je me souvenais encore des efforts que j'avais dû déployer pour convaincre mon chef de me laisser sur cette affaire malgré mon implication personnelle. Je tenais donc à voir par moi-même la scène du crime. Revendication somme toute légitime, me dis-je, de vouloir voir par soi même où le crime s'était déroulé.
La journée était ensoleillée, les passants marchaient d'un pas alerte, ignorant ou feignant d'ignorer que l'endroit avait reçu son baptême de sang. Un vent frai soufflait quand même pour rappeler que l'on n'était pas au printemps. Le rapport stipulait que "la victime avait été découverte dans la rue Poulette, sans vie". Ça faisait atrocement film de série B. Comment peut on donner un nom pareil à une rue ? Où le maire avait il sa tête le jour où il nomma ainsi cette rue ? Bref. Sans importance. La rue en question tenait plus de la venelle que de la rue. Un pauvre lampadaire devait peiner à l'éclairer, le soir venu. Tout un côté de la rue était occupé par des poubelles. Sans doute l'entrée de service du restaurant d'à côté, l'Amphitryon, à en juger par la porte qui perçait le mur. Laura avait été découverte à 6 heures du matin, les légistes estimaient qu'elle avait été tuée vers les 3 heures du matin. Que faisait-elle ici à une heure pareille ? Perplexe, je regardais autour de moi dans l'espoir de comprendre quelque chose, de voir quelque chose qui éclaire ma lanterne… Rien, hormis la devanture de l'Amphitryon. Une misère. Pris d'une inspiration, j'entrais dans le restaurant. Un serveur m'informa que le restaurant n'ouvrait pas avant 11h30. Ma montre indiquait 9 heures passées. Avisant que je ne partais pas, il précisa que le restaurant ne proposait pas de petit déjeuner. "ça y est, vous avez fini ? Je peux en placer une ? Je me présente, inspecteur Dumarchant.
-Pardonnez moi, inspecteur, je … enfin vous ne ressemblez pas à un flic… policier, je veux dire." A voir son malaise, j'étais prêt à parier qu'il avait eu maille à partir avec la maréchaussée les gens qui ont la conscience clean ne craignent pas les flics. "Peut importe, vous saurez maintenant que l'habit ne fait pas le policier. Je viens vous voir à propos des événements tragiques qui ont eu lieu dans la ruelle d'à côté. Vous savez de quoi je parle ?
-Oui, pauvre fille. C'est moche de mourir comme ça." Je ne pouvais qu'être d'accord avec lui. Il s'était arrêté de laver le sol et tripotait l'anneau qu'il portait à son oreille. Je le mettais mal à l'aise, ce garçon. "J'aurai aimé que vous me disiez deux ou trois choses là-dessus." Ma requête l'embarrassait visiblement. Néanmoins, il consentait à me répondre, si j'en jugeais par son hochement de tête. "Je n'ai pas grand-chose à vous apprendre, vous savez, inspecteur.
-Attendez au moins de savoir ce que je veux, avant de me dire ça. Votre restaurant ferme à quelle heure ?" Revenu sur son terrain, le jeune homme s'est détendu. Son visage délicat devait faire des ravages auprès de la gente féminine. "Et bien, nous fermons nos portes vers minuit en général.
-Ce qui signifie qu'à minuit et demi, le restaurant est vide ?
-Non, pas du tout, inspecteur. Ce que je veux dire, c'est que le dernier client est en général parti à minuit. Reste après la vaisselle à terminer.
-Ce qui nous fait du….?
- Je ne sais pas moi… Une heure du matin, environ." Sa réponse ne m'aidait pas, il le voyait bien. Le restaurant était fermé et vide deux heures avant que Laura ne trouve la mort. "Avez-vous vu quelque chose d'insolite en partant ?" Il a pris ma question très au sérieux et y a réfléchi longuement. "En fait, je me souviens bien de quelque chose, mais c'est tellement idiot…
-C'est pas grave, ça. Dites toujours.
-J'en ai pas parlé plus tôt, parce que celui de vos collègues qui est venu nous voir a été désagréable. A l'entendre, c'était notre faute si le femme était morte. Du coup, j'y ai pas pensé sur le moment." Il cherchait à se dédouaner. A en juger par les méthodes de bulldozer, le commissaire avait dû envoyer l'inspecteur Carmintot. Sympa comme garçon, mais aussi doux qu'un biker en tutu ! Je lui offrais l'absolution et attendis qu'il crache le morceau. "Voilà. C'est trois fois rien, vous verrez. Ça s'est passé alors que je fermais la porte à clé. Le patron me laisse fermer quand il est pas là, dit il en se redressant devant cette marque de confiance. La porte bloque un peu, vous voyez. J'étais là, dans le noir ou presque, le lampadaire est grillé, vous comprenez. Sa lumière clignote.
-Oui ?" Mon ton impatient a eu raison de son goût pour le suspens. Sans doute voulait-il me faire payer les manières de Carmintot. "Et bien, un type m'a abordé, vous voyez. J'ai eu la trouille de ma vie, parce que je ne l'avais pas entendu arriver.
-Un type ? Un type comment ?" Carmintot, mon ami, si à cause de toi et de tes manières, on est passé à côté d'une info importante, ça va chauffer pour ton matricule ! "Un type grand. Balaise, si vous voyez ce que je veux dire. Avec une grosse voix, très grave.
-Vous avez vu son visage ?" Négation du chef. "Il avait un grand manteau et le col relevé. Et puis la lumière ne m'a pas aidé. Mais j'ai remarqué quand même un truc… Il avait la peau drôlement blanche, ce mec. Comme s'il avait mis je ne sais quelle crème sur sa figure." J'enregistrais l'info pour rumination ultérieure. "Il voulait quoi ce grand balaise ?
-Il cherchait le rue des Hauts Vents. Je lui ai indiqué où c'était, il m'a remercié et avant que je dise quelque chose de plus, il avait disparu. Comme ça !" Pour ponctuer sa phrase, il a claqué des doigts. La rue en question était juste à côté de celle de Laura. Se tromper était facile. Surtout quand on ne connaissait pas la ville. Mauvais endroit au mauvais moment. "Que vouliez vous donc ajouter ? demandai-je au jeune homme décidemment plein de ressources.
-Que s'il était en voiture, il allait devoir faire le tour, parce que la rue est en chantier. Mais c'est idiot comme remarque, quand on y pense…
-Pourquoi ?
-Je n'ai pas entendu de bruit de moteur. Si ça avait été le cas, j'aurais pas sursauté comme je l'ai fait." Après plusieurs minutes à vérifier qu'il n'avait rien d'autre dans son chapeau, je le quittais. Chemin faisant, je me promettais de dire le fond de ma pensée à Carmintot concernant ses méthodes d'investigation… Par acquis de conscience, j'allais vérifier les dires du gamin. Effectivement, la rue des Hauts Vents était en chantier. Pour y pénétrer, il fallait passer par l'autre bout. La rue était pile en face de celle de Laura. Mauvais endroit au mauvais moment. Mais ça n'expliquait pas comment elle s'était retrouvée dans cette damnée rue Poulette à 3 heures du matin. Rien ne l'expliquait. La rue des Hauts Vents était essentiellement une rue résidentielle, comme la rue de Laura. Seule différence, la présence d'une épicerie ouverte 24 heures/24. A se demander comment les propriétaires arrivaient à avoir une vie sociale.
Chapitre 12
Cette question n'était pas prévue au répertoire que je me proposais de poser au propriétaire de ladite épicerie. Un son de clochette a accueilli mon entrée, et une courte attente la suivit avant que je ne voie arriver le brave épicier. Il faisait partie de cette catégorie de gens qu'il est difficile de situer quand on cherche leur âge. Mais sur ce chapitre, mes vues s'étaient largement agrandies ces derniers temps ! Après quelques paroles sur l'air du temps, indispensables pour mettre tout bon témoin à l'aise, n'en déplaise à Carmintot, j'en suis venu au but de ma visite. Effectivement, le brave monsieur avait vu quelqu'un passait devant sa boutique, mais il ne s'était pas arrêté. La description était donc sommaire, mais collait assez bien avec celle du serveur : une ombre assez grande, qui marchait d'un pas vif dans la nuit. "Vous en êtes sûr ? le questionnai-je, plus par acquis de conscience qu'autre chose.
-Oui, monsieur l'inspecteur. Vous savez, il ne passe pas grand monde à cette heure là. Et un grand machin comme ça passe rarement inaperçu. Ça devait être un albinos, ce gars. Vous savez, je lis pas mal, la nuit en attendant le chaland…
-Un albinos ? Comment ça un albinos ?
-Bin vu la peau blanche qu'il avait, ça ne pouvait pas être autre chose qu'un albinos. Justement, j'ai lu l'autre nuit…
-Oui, oui, oui, je vous crois. Mais vous l'aviez déjà vu dans le quartier ?
-Non, jamais. Pensez que je m'en souviendrais sinon. Toutefois…
-Oui ? " Une partie en moi voulait le secouer de toute ses forces. Mais je tentais de museler cette part sauvage et en colère. Cependant, le brave épicier devait sentir ma tension, car il recula un peu derrière son comptoir. "Et bien, j'ai vu passer une autre personne dans le coin il y a pas 15 jours. La nuit aussi.
-Dîtes donc, c'est drôlement remuant pour un quartier calme. Une autre personne ?
-Oui. C'était une jeune femme. Très séduisante.
-Comment vous le savez ?
-Elle est entrée pour demander son chemin. Elle cherchait la maison d'une amie et elle s'était perdue." N'osant y croire, je lui ai demandé le signalement de la jeune femme très séduisante. Et, ô surprise, sa description collait trait pour trait à Nicole Pavalli. Que faisait-elle par ici ? Je me promis de lui poser la question sitôt que je la verrais. "Vous la connaissez, inspecteur ?
-Non, mentis je, mais l'information est intéressante et mérite d'être vérifiée. Je vous remercie. Bonne journée" sur ces bonne paroles et l'esprit plein de questions, je repris le chemin du poste.
Une fois revenu au bureau, j'ai cherché Jean Marc des yeux, pressé qu'il me délivre le fruit de ses recherches sur Nicole Pavalli, plus encore maintenant que j'avais le témoignage d'une personne de bonne foi qu'il l'avait vu traîner dans le quartier quelques jours, quelques semaines peut être, avant la mort de Laura. Mais bon sang, que fichait elle là bas ? Traquait-elle ce Salmonéus Bismarck comme elle le prétendait ? Ou y avait-il autre chose derrière tout cet embrouillamini ? Je me suis affalé à mon bureau avec un soupir. Il fallait que je dorme. Les quelques heures grappillées à la nuit n'étaient pas suffisantes. Mais je ne pouvais pas m'arrêter, pas tant que le meurtrier ne serait pas entre mes mains. Ou mort, s'il s'avérait que le récit de Nicole Pavalli était véridique. Parce que je suis sûr et certain que les cellules des prisons sont inefficaces contre une créature qui a au bas mot 500 ans. "Tu as une sale gueule, Rémi." Je levais le nez de ma tasse de café que j'avais dû aller chercher (parce que les tasses à café, ça marche pas !) pour voir mon Jean-Marc Puylong posté devant mon bureau, l'air inquiet. "Je te remercie de ce compliment qui me va droit au cœur. Que puis je pour toi ?
-Pourrais tu venir deux minutes, s'il te plait ? Il faut que je te parle."
Sans un mot de plus, il partit en direction des vestiaires. Je le suivais. "C'est qui cette Nicole Pavalli ? me demanda t-il sitôt que nous avons trouvé un coin tranquille.
-Justement, c'est ce que je voudrais savoir. Pourquoi ? Tu as trouvé quelque chose ?
-Oui et non. Attends, je t'explique. Déjà, une chose est sûre, elle n'a aucun code d'identification. Je veux dire, pas de carte bleue, ni de permis de conduire, ni de carte d'identité, rien. Que dalle. Ensuite, il semblerait aussi, qu'elle n'ait fréquenté aucune école de toute sa vie. Inconnue au fichier de l'Education National, idem avec celui de tous les services auxquels j'ai pu pensé. Et ça en fait, crois-moi. Elle n'est pas non plus dans l'annuaire, ne semble pas posséder un portable, ce qui semble impossible de nos jours. Plus dingue, je n'ai rien trouvé à son nom, ni maison, ni appartement, ni maison, pas même un garage. Rien de rien. Personne ne la connaît. Son signalement est inconnu des services de police. Si je te connaissais pas, je dirais que tu m'as fait un blague.
-Tu as trouvé tout ça en si peu de temps ? !je suis bluffé.
-Mais il faut pas longtemps pour trouver du vent, crois moi. Je n'ai fait que les croisements habituels. Ça a été rapide, parce que j'ai croisé du rien avec du rien. Et pour ça, deux heures suffisent. Et tu sais quoi ?
-Non, dis moi.
-J'aime pas. Je veux dire, tout le monde laisse des traces de nos jours. Les paiements par carte, les factures de téléphone, le médecin, n'importe quoi. De nos jours, tout est informatisé, ou presque. C'est ahurissant que je ne trouve absolument rien sur cette minette ! Et pourtant, les faits sont là. Tu es sûr du nom ?
-Oui. C'est la seule chose dont je sois sûr.
-Alors c'est un mystère. Enrobé dans une énigme. Je ne pige pas où est l'astuce.
-Crois moi, moi non plus, je ne pige pas où est l'astuce. Si tant est qu'il y en ait un, d'astuce." Jean-Marc me lança un regard oblique, s'excusa et partit. Ce gars est un pur génie en informatique. Une vraie bête. Si lui n'a rien trouvé sur Nicole Pavalli, personne ne le peut. Je l'ai vu trouvé la trace d'un suspect avec juste son nom ou son numéro de téléphone. Si on le laisse faire, dans une enquête, il finit par presque pouvoir vous dire ce que le type à manger la veille ! Qu'il n'ait absolument rien trouvé sur elle m'inquiétait et m'intriguait à la fois. Je ne pouvais pas lui révéler ce que je savais, mon goût vestimentaire ne va pas jusqu'aux chemises qui s'attachent dans le dos. Et je ne tiens pas à être écarté de l'affaire pour délire aggravé. Mon chef sait que je suis un bon élément, et c'est ce qui m'a sans doute valu de pouvoir enquêter sur cette affaire, ce n'est pas le moment de lui faire regretter sa décision.